Dans Buio in sala (1950), un court-métrage de Dino Risi présenté dans la remarquable série de programmes « La nuit a des yeux » , un pauvre bougre, pas même capable d’arrêter au bon moment quelqu’un pour lui demander du feu, échappe à l’accablement du monde en se réfugiant dans une salle obscure. En une malicieuse symphonie d’expressions montées avec une rare finesse, Risi montre sur le visage et dans les gestes des spectateurs la manière dont le cinéma hollywoodien et ses différents genres les affecte, les travaille, les émeut. Au sortir de la salle, l’homme ordinaire se trouve ragaillardi, son pas est plus vif, il s’est comme resynchronisé avec son environnement. Qui se révèle, en un panoramique final, être celui d’une Italie encore en ruines. L’effet que procure le festival du Réel est exactement inverse : la dureté du monde est sur les écrans, le divertissement sur le parvis du Centre Pompidou avec ses clowns, hypnotiseurs, danseurs de hip-hop pour touristes et autres joueurs d’instrument exotique.

Alors le réel, c’est quoi cette année ? Sans doute, d’abord, le travail – sujet qui ne peut qu’intéresser le cinéma, comme toute chose qui disparaît, se métamorphose, passe hors champ ou tend à devenir invisible. Avec Que ma joie demeure, Denis Côté  masque son absence de point de vue et de relation à ceux qu’il filme par un « concept » : non pas faire un film sur le travail, chose bien trop connue selon lui, mais sur « l’idée de travail ». Ce faisant, il esquisse quelques thèmes (les rapports de l’homme à la machine, la nécessité de travailler pour vivre, l’ennui et l’insatisfaction, …) sans en traiter aucun, comme on prendrait des notes sur une feuille volante. Ou plutôt : sur une jolie fiche bristol. Les cadres sont soigns, la lumière (désaturée, volontairement terne) aussi, et au final les plans s’empilent sans créer la moindre dynamique. Les tentatives de Côté d’injecter de l’hétérogène (acteurs au milieu d’ouvriers, panneaux signalétiques comiques, etc.) sur les différents lieux de travail visités produisent au mieux une ou deux situations de gag, mais ne fonctionnent pas comme le révélateur souhaité. Il suffit de voir les « portraits » d’ouvriers, filmés en plan fixe quelques dizaines de secondes – soit malgré tout le temps qu’une vérité transparaisse, celle de l’imperméabilité radicale entre filmeur et filmé -, pour comprendre que Côté n’a fait que passer par là (ce qu’il confirmera ensuite lors d’un échange avec le public).

Sangre de mi sangre, de Jérémie Reichenbach, revendique au contraire la proximité, l’empathie. Le film souffre hélas de sa bonne volonté autant que de son absence de direction nette. À aucun moment, Reichenbach ne parvient à articuler de manière convaincante les liens que son titre expose : ceux que crée le sang familial, et ceux que crée le sang des bêtes. Voilà donc une famille d’Argentins qui, de père en fils, travaille dans un abattoir – l’idée s’arrête là. On subit alors une alternance entre scènes-chocs d’abattage (trop simples à filmer parce que d’emblée spectaculaires, trop difficiles parce que déjà vues et revues), et des scènes familiales assez plates, qui apportent essentiellement la confirmation que le maté et les grillades sont des traditions bien vivaces. Le film rate tout autant ce qui aurait pu le faire sortir de ce ronron pour parvenir à un questionnement plus complexe : l’abattoir comme fatalité familiale, le travail comme possibilité d’émancipation (l’usine étant en auto-gestion). Mais Reichenbach assurément manque de distance – donc de bon sens cinématographique. Ainsi de cette scène, gênante, où il reste affalé sur le bord du lit qu’occupent le fils et sa femme, en train de se chamailler, et leur nourrisson. Il faudra que le fils demande à son épouse si elle fait ça pour la caméra, comme une manière détournée de suggérer au filmeur qu’il est peut-être temps de partir, pour qu’enfin le plan s’arrête – soit deux fois trop tard, Reichenbach n’ayant eu l’idée de couper ni au tournage, ni au montage.

Sauerbruch Hutton Architekten, d’Harun Farocki, fonctionne alors comme antidote à la froideur poseuse de Côté et à l’empathie stérile de Reichenbach. La précision n’est pas ici uniquement celle du cadre, mais bien celle du découpage. Farocki, avec une maîtrise discrète, écrit ses scènes par la durée des plans, la variation des échelles et les raccords. Le décalage, le saugrenu, l’absurde parfois, apparaissent alors comme immanents à la situation, et non plaqué sur elle. Il serait possible de parler d’un film en immersion s’il n’y avait, constamment, cette légère distance de la lucidité. De l’activité d’un prestigieux cabinet d’architecture berlinois, le cinéaste ne tire pas matière à fascination (au contraire des plans sur la répétition du mouvement des machines chez Côté). Rien de moins spectaculaire a priori que ce travail très prosaïque (la séquence des poignées de porte a, à entendre les conversations d’après séances, fait souffrir un peu), et pourtant quelque chose surprend, interroge, dans les infinis allers-retours entre l’idée et la maquette, l’esquisse et le lieu, la commande et son interprétation. Comme un écho au film de José Luis Guerin En construction, celui-ci aurait pu s’appeler « En conception », tant il s’agit ici de filmer les différentes étapes du processus de matérialisation.

S’ils partagent un même territoire, Sauf ici, peut-être (Matthieu Chatelier) et Trois cents hommes (Emmanuel Gras et Aline Dalbis) différent par leur méthode. Celle, modeste, de Chatelier, repose sur une proximité avec les membres de la communauté Emmaüs qu’il filme. Le filmeur interroge, se fait interpeller, dirige éventuellement en direct en indiquant l’endroit où il s’apprête à orienter son objectif. Peu de fioritures, mais une bienveillance qui rachète certains accès de naïveté ou de candeur. Davantage qu’à la communauté en tant que telle (pas de scène réellement collective), il s’attache à ses membres, à leurs paroles, leurs visages, traçant une suite de diagonales solitaires. Emmaüs apparaît comme le dernier refuge, là où il sera enfin possible de se poser entouré de quelques objets ordinaires sauvés d’odyssées dont nous ne connaîtrons jamais que quelques bribes (le film est ponctué de références, un peu inutiles, à Ulysse). Au final, Chatelier réussit surtout là où Côté échouait, dans le portrait en cinéma, qui exige de laisser le temps nécessaire à un visage pour apparaître et à un regard pour soutenir celui de la caméra, quitte à s’échapper ensuite. Le quotidien de Trois cents hommes est plus violent et s’il fallait filer la métaphore ulysséenne, il y aurait là comme le coeur de la tempête. Là aussi, des hommes entre eux, de tous âges, mais qui n’esquissent pas la moindre communauté. Ils se retrouvent dans un centre d’hébergement de Marseille, se croisent, s’engueulent. La coexistence est difficile, en permanence conflictuelle. L’intérêt du film tient pour l’essentiel à sa part « informative », cette impression d’aller derrière des portes habituellement closes, mais rien, si ce n’est sa durée globale et celle de certaines séquences (montées de tension répétées), ne le distingue vraiment d’un bon numéro d’Envoyé spécial. Wiseman est donc très loin.

Plutôt que d’aller à la rencontre des personnes, Iranien, Grand Prix du festival, propose un dispositif inversé. Le réalisateur, Merhan Tamadon, a invité quatre défenseurs de la République Islamique d’Iran pour, deux jours durant, discuter et envisager la création, au niveau de la maison, d’un espace de vie commun – c’est-à-dire laïc. Au petit jeu des discussions et de la rhétorique, il n’est pas certain que le cinéaste parvienne à convaincre quiconque hormis les convaincus – les gardiens de la République en tout cas n’ont d’autre projet que de se servir de son film pour diffuser leur bonne parole. Un dialogue de sourds s’engage, ne menant nulle part. Si ce n’est, paradoxalement, à montrer comment se distribuent les places dans la société iranienne, reproduite en miniature. Les femmes sont des ombres au bout d’un couloir ; les hommes, sympathiques au quotidien, font la cuisine en s’occupant d’un service téléphonique qui vérifie la conformité des pratiques aux règles islamiques. Si le film ne mène qu’à une aporie, c’est sans doute moins à cause de la surdité des islamiques que de sa propre conception de la politique. Son présupposé – le bon sens est la chose au monde la mieux partagée ; il suffit de discuter pour s’entendre – est séduisant, mais faux. Et lorsque le cinéaste dispose une série de portraits d’artistes, d’hommes politiques, etc., en demandant à ses invités qui il serait possible d’afficher dans un espace commun, apparaît en creux l’idée que le film manque totalement : la politique ne consiste pas à changer la décoration, mais à reconfigurer la pièce.

Dans Examen d’état, Dieudo Hamadi suit un groupe de lycéens qui, n’ayant pas de quoi payer la « prime au professeur », se trouve déscolarisé au moment de passer l’examen capital, équivalent congolais du bac. Les adolescents se rassemblent alors dans une maison pour préparer l’épreuve. Les révisions vont bon train, la vie collective s’organise, on bénit lors des messes dominicales les stylos. Hamadi, discret et attentif, se fond à cette vie temporairement en marge, autonome. Mais ce qui apparaît surtout, c’est que l’envers de ce système mêlant croyance et débrouille est une corruption généralisée. L’ironie veut cependant que, plus les dés sont pipés, plus les rituels sont renforcés. Il faut alors voir la longue extraction, par le gouverneur de l’état entouré d’une myriade d’officiels, des sujets d’examen d’une valise surprotégée alors même que les réponses s’échangent en ville à bon prix. Se dessine aussi le portrait, très juste, de quelques adolescents au bord de l’inconnu, qui placent leur avenir dans l’obtention de cet examen, tout en sachant que rien ne leur sera offert par la suite.

Aux films de la compétition, plutôt décevants, on préférera au final les propositions parallèles : les films tournés entre les années 1970 et 2000 chez les Indiens Tarahumaras de Raymonde Carasco et Régis Hébraud, lequel aura offert une passionnante master class, précise dans la description de sa pratique du filmage et du montage, et vibrante dans l’évocation du travail en commun avec sa femme disparue en 2009. A Spell to Ward Off the Darkness, de Ben Russell et Ben Rivers, variation en trois temps autour des rapports entre l’individu et le collectif, le corps et le lieu, qui s’ouvre et se ferme sur les plus beaux et intenses plans-séquences du festival. Et enfin, comme il se doit, La Ultima Pelicula, variation mexicaine autour du Last Movie de Dennis Hopper. Film bancal, tourné à deux têtes par Raya Martin et Mark Perenson et au moins 6-7 types de caméras différents, avec dans le rôle du réalisateur le cinéaste Alex Ross Perry (The Color Wheel). Le film se perd en chemin, recopie un peu trop son modèle. Mais il y a, outre une manière assez caustique de moquer les discours de la fin (du monde, le film ayant été tourné tandis que l’on attendait l’apocalypse maya ; du cinéma), quelques plans sidérants (la douce apocalypse sur la plage, le plan caméra à l’envers au milieu des touristes américains hippies-débiles affalés au pied des pyramides du Yucatan), et surtout une capacité constante à faire sortir le cinéma de ses gonds. Ce qui est encore le meilleur moyen de toucher le réel.