S’il est de plus en plus visible sur nos écrans, le cinéma indien se montre surtout ces temps-ci par le bout le plus exotique de son immense production, grâce à la percée des films « masala » de Bollywood. Néanmoins des oeuvres telles que ces Chroniques indiennes ou l’insolite Matrubhoomi de Manish Jha (en salles en janvier 2005) laissent l’espoir d’une nouvelle impulsion du cinéma d’auteur en Inde.

Construit comme le récit croisé du destin de plusieurs personnages dans un misérable village -les prostituées d’un bordel, un chauffeur de taxi, une petite fille, deux vieillards, un chat-, Chroniques indiennes ambitionne une méditation sur le sens du progrès. En situant l’action en 1969, Buddhadeb Dasgupta se repose sur un symbole limpide jusqu’à l’excès : quelle est la portée d’un événement tel que le premier pas de l’homme sur la Lune dans un monde où une mère doit prostituer son enfant pour assurer son avenir ? Tout est relatif, selon le point de vue duquel on se place : telle est la leçon des Chroniques indiennes, assénée sur un ton léger, sans outrance dramatique, alors même que se bousculent images déchirantes (le visage douloureux de la petite fille suppliant sa mère de ne pas la vendre) ou inquiétantes (les regards concupiscents des hommes sur les femmes dont ils ont fait leur objet unique de plaisir).Bientôt le film prend les atours plus délicats d’un conte moderne davantage qu’il se laisse asphyxier par une parabole politique attendue. Et comme la fable suppose une manière de déplacement, de délocalisation, Buddhadeb Dasgupta s’emploie à jouer sur le lieu du récit, fait se conjuguer signes extérieurs de l’Inde et construction d’un no man’s land sur lequel circulent narration et personnages : ronde sans but du chauffeur de taxi autour d’un village fantôme ; errances des prostituées dans un espace immense et infini, paradoxalement aussi clos que la plus dure des prisons, puisque aucune porte ne s’ouvrira jamais sur leur liberté. Là est la véritable chronique, vivante, du village : l’animation colorée du bordel, une partie de petits chevaux entre deux vieillards, une femme qui chante et la petite fille qui rêve à un monde meilleur en contemplant l’énorme lune de carton-pâte que lui a offert Dasgupta.