Carancho n’est pas seulement un polar sans flics et sans énigmes, c’est aussi une charge politique sans clairons militants ni lamentos accusateurs. Pas de héros non plus, ou alors à temps partiel, constamment au bord de basculer, voire parfois franchement égarés du côté obscur. Fort d’un tel parti-pris, l’Argentin Pablo Trapero a le bon goût de traiter avec acuité un sujet ultrasensible chez lui- le tourbillon de la corruption – en évitant la croisade naturalisante qui était à craindre. Le phénomène social, géopolitique même, est dilué dans une intrigue de thriller à dimension humaine, et se voit de la sorte ausculté sous l’angle mental et individuel. Ainsi, dans une ambiance tenant du cauchemar hyperréaliste, lointainement affilié à celui de Crash, une romance s’engage entre deux professionnels du carambolage morbide. L’un est un avocat véreux spécialisé dans l’arnaque à l’assurance-auto, physiquement harassé par le cynisme auquel le condamne sa bureaucratie ; l’autre est une urgentiste qui arpente les autoroutes de nuit, à la rencontre d’éclopés et de macchabées encore frais. Lorsqu’elle découvre les filouteries de son partenaire, leur histoire manque de capoter. Mais il reste un semblant d’honneur chez le « carancho », et la doctoresse elle-même n’est pas à l’abri du tragique faux-pas.

Le fil rouge thématique se déploie avec ce flirt aussi glamour que claudiquant : narrée en trois actes, la passion des amants s’intensifie à mesure que progresse la déliquescence de leurs principes – le lien de cause à effet est évidemment envisageable. Humain, trop humain, le couple passe de la sagesse à la déchéance, trempant successivement dans des simulations d’accidents (lesquelles, dit-on, rapportent gros à Buenos Aires), des magouilles policières, puis des actes de vengeance envers les croque-morts pur sucre, responsables de leur chute. A la fois dans la suggestion distancée et dans la proximité avec les visages esquintés, la caméra de Trapero capte cette évolution avec brio, entièrement dévouée aux tensions internes de chaque protagoniste. Tensions dues à leur enfermement dans le cercle infernal de la corruption : de la tentation à la culpabilité en passant fatalement par le crime. Sans pour autant pardonner à qui que ce soit, l’humanité transparaît avec éclat derrière le sordide engrenage, lequel fonctionne ici, par métonymie, comme une réduction sulfureuse de l’appareil social argentin, ou des systèmes sud-américains dans leur ensemble.

Si la question posée – celle des racines psychologiques d’une société corrompue – n’ouvre pas un débat révolutionnaire, le film reste un petit coup de maître. Ne serait-ce que dans son approche du genre, savante mais iconoclaste, consistant à décliner la noirceur criminelle sur plusieurs niveaux, en lui inventant sa propre esthétique. L’univers nocturne, d’une grande beauté clinique et mécanique, le motif du crash meurtrier, l’épuisement physique et moral sont autant de sublimations des bons vieux codes du film noir. Carancho réconcilie même ce dernier avec la tragédie classique, insufflant l’idée d’un destin cyclique, d’un cheminement vers le crime qui n’a rien de moralisateur, mais qui tente à l’inverse d’avertir les consciences engluées contre un manège social effroyablement facile à épouser. Film à sujet, donc, mais surtout film de genre à fleur de peau, voire écorché vif, capable de croiser le polar psychologique avec une étrange romance noyée dans le sang et la tôle froissée.