Lavande

Quarante-six ans après la sortie du film de Don Siegel, Sofia Coppola est donc venue sur la Croisette présenter le remake des Proies, monument de gothique vénéneux sur la peur des femmes et l’empire de leur désir sexuel. Question : ça consiste en quoi l’hommage à un film sadique et moite, rendu par une créatrice de sacs à main Louis Vuitton ? Avant tout en un geste simple : reprendre  le corps du film pour noyer ses souillures dans un bain de lavande. Opération magique : ça sentait la sueur, ça ressort comme une rose. Le film de Siegel jetait un Clint Eastwood au sommet de son emprise érotique à l’intérieur d’un gynécée asphyxiant. L’histoire d’un soldat blessé pendant la guerre de Sécession et recueilli dans un pensionnat de jeunes filles, dont il affolait la libido jusqu’à devenir la victime d’un grand dérèglement féminin. A cette trame narrative, Sofia Coppola se garde bien de toucher, reprenant soigneusement ses principaux épisodes. C’est donc dans les quelques coups de ciseaux opérés par son film que se dissolvent les sels de bains versés par la cinéaste sur les plaies saumâtres du film de Siegel. Des soldats sudistes et des esclaves noires, on ne verra rien, ou presque. Même absence pour le corps écrabouillé d’une tortue, justifiant chez Siegel la réaction criminelle d’une enfant que Sofia Coppola nettoie ici dans un bain de culpabilité générale. Le hors champ de ce cinéma est comme les arrière-cuisines et les portes de service des appartements bourgeois: on y dissimule les domestique, les panières de linge sale, les ragotons de cuisine et la violence des instincts, pour demeurer entre gens propres. Ne reste que le soin de l’apparat et cette préciosité faisant de chaque plan un tableau dédié à la parure des jeunes femmes. Noyées dans cette savonnade de lavandière chic, aucune des odeurs intimes du désir que laissait deviner l’œuvre d’origine ne pouvait donc résister. Est-ce là ce qu’entendait Sofia Coppola quand elle déclarait avoir réalisé une version « féministe » du film de Siegel ? A cela, une seule réponse : le choix de Colin Farell pour reprendre le rôle tenu par Eastwood. C’est à dire celui d’un acteur au regard d’enfant à la place d’une icône virile. À un moment du film, le personnage de Farell pense même vendre la mèche : « ensuite, la castration ? » avance-t-il pour prochaine étape de sa descente aux enfers. Dans l’amphithéâtre Lumière, on a entendu des rires. C’est que chacun savait que la castration avait déjà eu lieu. C’était celle du film.
GO

Glaise

Rodin enlace Camille Claudel, l’élan de leur étreinte les pousse contre un arbre, et pendant quelques secondes on a l’impression que Doillon hésite: filmer l’étreinte ou filmer l’arbre ? Les peaux ou l’écorce ? Les plis de la robe et de la blouse, ou les veines du bois ? À vrai dire, il n’y a pas vraiment de différence: Doillon filme les corps comme les arbres. Mais rien à voir avec ces acteurs filmés comme des meubles que j’évoquais aux premiers jours, au sujet du Todd Haynes et du Zvyagintsev. C’est que dans ce Rodin, Doillon fait respirer l’arbre comme les corps, et filme tout sous l’empire de l’étreinte, la caresse, la palpation : Rodin empoigne la glaise, tripote les arbres, malaxe les hanches de Camille, accompagné par un film entièrement requis par la passion des matières. C’est un peu normal, direz-vous, c’est son sujet. Sauf qu’il y avait à craindre de se retrouver avec un portrait du genre Journées du patrimoine, autrement moins bandant. Et d’ailleurs cette crainte a, semble-t-il, scellé le sort du film avant même sa projection: Rodin n’a visiblement pas suscité grand émoi, et se voit ici et là reprocher un académisme dont il ne se rend pourtant vraiment pas coupable. Il n’est pas sans défauts (trop long probablement, et un peu indigeste quand, filmant l’épuisement de la relation Rodin/Camille Claudel, il se laisse aller sur sa pente la plus doillonnesque), mais son roulis sensuel et anti-dramaturgique lui confère une forme de noblesse qu’on a du mal à discerner chez ses voisins de la compét’. Moins qu’un biopic, c’est une suite de parenthèses qui, balayées par autant de fondus au noir, pétrissent patiemment la même question (ce que c’est qu’une forme, ce que c’est qu’une figure), sans autre centre que la présence ogresque et magnétique de Rodin – Lindon est impeccable. Un film obsédé (au double sens de: travaillé par une idée fixe et joyeusement libidineux) qui, à défaut de sauver la compétition, lui redonne au moins un peu de tenue.
JM

Aquarelle

En tendant l’oreille, on pouvait entendre, sur le principe, des ruminations esthétiques proches dans Vers la lumière, le film de Naomi Kawase. L’intrigue tourne autour d’une fille chargée d’élaborer, à destination des aveugles, l’audio-description d’un film: comment décrire au plus juste une image, comment retranscrire une forme, une idée, donner aux émotions d’un film le relai de son propre sentiment ? Face à la fille, et bientôt tout contre : un type presque aveugle pour qui s’évanouissent les dernières traces du visible. Programme théorique chargé, qui donne lieu à une poignée de belles scènes mais surnage difficilement dans ce style doucereux d’aquarelliste zen qu’adopte Kawase depuis qu’elle a rejoint les salons dorés de la compétition.
JM

Parole

« L’agora est ouverte ! » proclame-t-on au début de L’Assemblée, le documentaire que Mariana Otero a tourné in situ sur le mouvement Nuit Debout. Cette agora est en vérité ouverte depuis le début du festival : dans 120 battements par minute, Robin Campillo faisait déjà de l’AG le théâtre principal de sa reconstitution des années Act Up. Au-delà des échos propres au rituel participatif (ordres du jour, gestuelle codifiée, ambiance relax), on y retrouve sous une forme encore plus explicite cette problématique de la parole comme outil de contestation à double tranchant. Il s’agit, chaque fois, de réunir sous une seule et même bannière les élans de la multitude – énoncer la force du collectif, sans entraver l’expression des individualités. Les meilleures séquences du film d’Otero sont ainsi celles qui donnent à matérialiser ce simple enjeu citoyen : faire entendre sa voix. Plus de micro ? On improvise alors une intervention « à la ruée », où les mots de l’intervenant doivent être répétés et amplifiés par les premiers rangs, puis par ceux de derrière, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le message forme une vague et vienne s’échouer au fond de l’assistance. Pour le reste, L’Assemblée est un reportage correct, synthétique, intelligible, jamais franchement captivant non plus. Otero s’inscrit dans un héritage sagement wisemanien, libérant le serpent de la parole pour le laisser ondoyer à son gré dans le plan. On peut reconnaitre au film de dire avec une belle application tout ce qu’il y a à savoir sur le sujet (combien il a débuté comme dans un rêve, avant de se regarder inexorablement dépérir, à bout de force et impuissant), c’est-à-dire aussi, à son détriment: tout ce qu’on en savait déjà.
LB

Chronic’art recrute #saison 3

Nette percée d’Isabelle aujourd’hui, qui resserre l’écart avec Mathieu. Tout reste possible, Isabelle, accroche-toi.

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