On a déjà dit (Chronic’art #32) dans quel état de ravissement nous a plongé la vision du dernier Friedkin. Ravissement hébété : le film fait l’effet d’une gifle, on en ressort hagard, groggy. En guise de tapis rouge (lentement déroulé depuis Cannes l’an dernier, où le film fit une forte impression à la Quinzaine des réalisateurs), une prévisible quoiqu’un peu triste doxa promotionnelle habille aujourd’hui les colonnes Morris : Bug serait « le meilleur film de Friedkin depuis L’Exorciste ». Accroche prévisible et légitime parce que la crise d’ado vert fluo de Linda Blair restera à jamais le big break de Billy le dingue. Prévisible aussi parce que dans le motel verdâtre qui fait la scène confinée de Bug, on ne respire guère plus que dans la chambrette jadis visitée par Belzébuth. Mais c’est aussi un peu triste parce que passe à la trappe une poignée d’autres films monstres, principalement : Le Convoi de la peur, remake abstrait du Salaire de la peur de Clouzot ; Cruising, plongée hardcore dans un enfer queer à côté duquel le « Rectum » de Gaspard Noë ressemble au Queen ; Police fédérale L.A., jumeau lumineux de French connection pour les années Reagan. Et avec eux l’épine dorsale d’une oeuvre qui, au-delà de ces deux saillances, est sidérante de rigueur.

Alors, oui, Friedkin, adoubé par une rétrospective à la Cinémathèque et pour la première fois visible à Cannes, unanimement célébré par la critique, change sûrement un peu de statut. Dans Bug, pas de tôle froissée ni de Jésus qui te baise, juste un boy meets girl dans une chambre de motel, adapté d’une pièce off-Broadway. Mais pas de changement de cap pour autant : le film est une plongée limpide dans un système Friedkin plus vaillant que jamais, un précipité de ses obsessions, une manière de réduction jivaro de la vision qui irradiait ses morceaux de bravoure d’antan, autant que la mise sous cloche, en huis clos, de son étincelant brio.

Qu’est-ce qui rend le film aussi indispensable ? D’abord une manière sidérante de travailler en ligne droite, en un flux serré qui fait de Bug un flamboyant tunnel de maîtrise : pas un plan ici qui ne serait aussi brillant que rigoureusement indispensable. Là-dessus, on le répète, Bug prolonge, précise, et le regard qui y est à l’oeuvre est immédiatement identifiable. Chez Friedkin, la mise en scène, sèche comme un coup de trique, n’advient jamais que comme littéralisation d’un enjeu posé d’emblée, et si vision du monde il y a, c’est parmi les plus puissamment pessimistes que nous ait donné le cinéma américain contemporain. Police fédérale L.A. : un flic se lance dans une croisade vengeresse, on se dit qu’il y laissera sa peau, il y laisse sa peau, c’est tout. Le Convoi de la peur : trois cadors traversent la pampa le cul assis sur un chargement de nitro, on se dit que va mal finir, ça finit mal, c’est tout. Bug : une femme rencontre un homme, ils sont louches, surtout lui, qui voit et traque dans le moindre recoin des insectes invisibles, on pressent le pire, le pire arrive, c’est tout. On pourrait reprocher à Bug, à raison, cette extrême lisibilité ; aucune ambivalence dans l’hypothèse du film : pas plus d’insectes en réalité que de complot, rien que le spectacle hystérique de ces deux figures parano que Friedkin regarde de très haut s’éreinter comme des hamsters en cage. Mais ce serait vouloir un autre film, rester hermétique au système Friedkin, à sa puissance de figuration.

Bug, surtout, est une grande, très grande proposition sur le couple. Proposition héritière d’une tradition de l’horreur domestique où, de Derrière le miroir de Nicholas Ray à son quasi-remake Shining, de L’Exorciste à Bug, se révèle par l’hystérie des corps la monstrueuse entropie de toute cellule familiale (et même si, en la matière, on ne fera jamais plus flippant que le Bergman de Sonate d’automne ou du récent Saraband). Là où Bug innove, c’est que la famille, en son noyau dur (le couple), n’est plus seulement le siège du dérèglement mais son incarnation même. Un gars + une fille = un monstre, c’est l’hypothèse. Friedkin est on ne peut plus clair : le couple, ce n’est pas seulement, selon la formule de Rilke, deux solitudes qui se complètent, même si c’est effectivement le point de départ ici. C’est l’accouchement d’une aberration létale et infiniment aveugle dans sa jubilation à s’autocélébrer. Il faut voir la scène où Ashley Judd, épatante même si l’illuminé Michael Shannon tire le gros de la couverture, hurle, en nage : « I’m the super mother bug ! ».

Tout est affaire de contagion, ici comme avant dans L’Exorciste ou Cruising : la seule et unique scène au lit l’énonce très clairement, enregistrée en plans fondus de salive et de sueur mêlées, pure description clinique d’une contamination réciproque. Alors, oui, le film parle sûrement de l’Amérique et de paranoïa et c’est bien une histoire de fous. Mais alors c’est au sens où Régis Jauffret rappelait dans un roman non moins détraqué que chaque famille est un asile de fou. Sur ce canevas lapidaire, Friedkin peut tout greffer, jusqu’aux plus improbables tumeurs grandguignol, sans rien perdre de son irrésoluble noirceur -le film est même franchement drôle, parfois, un peu à la manière dont les torrents d’insanités de L’Exorciste tenaient d’une cocasserie punk tout en restant bel et bien glaçants. Bug, meilleur Friedkin depuis L’Exorciste ? Plus simplement : grand film, immense metteur en scène, c’est tout.