Black swan commence plutôt bien. L’héroïne danse, cernée par l’obscurité, à la fois sûre d’elle et anxieuse, simplement éclairée par un puits de lumière qui ne laisse rien deviner de ce qui l’entoure. Puis, dans une surprenante entrée de champ, un monstre hybride au plumage noir pénètre dans l’image et vient se coller derrière elle, répétant les mouvements en symbiose avec la danseuse dont la panique va croissante, comprenant qu’elle ne pourra se débarrasser de la créature. Il y a dans cette image fantasmatique quelque chose de puissant, l’angoisse concrète d’une dévoration. Qu’est-ce donc ? Un rêve ? Un fantasme ? Une réalité ? Cut. L’héroïne se réveille et nous dit quelques instants plus tard qu’elle vient de faire un drôle de rêve. Nous voilà rassuré, Darren Aronofsky nous explique la provenance d’une scène dont l’intérêt venait de la nature ambiguë, incertaine. Le film tout entier repose sur ce modus operandi et n’en dérogera pas.

Cette histoire de danseuse qui doit tout à la fois interpréter le cygne blanc et le cygne noir de la pièce de Tchaïkovski, et à cette occasion quitter la pureté supposée et un peu mièvre de l’enfance pour les passions vampiriques de la sexualité, ne réussit ainsi jamais à décoller de la littéralité de son propos, bien loin de son modèle inavoué (mais évident), le Perfect blue de Satoshi Kon. Dans celui-ci l’héroïne était aussi en proie à des hallucinations, et le cinéaste multipliait les niveaux de réalité de manière vertigineuse, mélangeant rêves, fantasmes, tournage de film et réalité. C’était, là aussi, la même découverte angoissée de ses pulsions par une jeune lollipop encore baignée dans les sucreries, et cette découverte ne cessait d’ouvrir de nouvelles portes vers l’inconnu, les dimensions cachées et inavouables de la psyché humaine.

De la même manière, Black swan est moins un film sur l’art et ses transcendances, que sur l’épanouissement contrarié de la sexualité. Mais le réalisateur ne laisse place à aucun inconscient, aucun trouble, nulle zone inexpliquée. Aronofsky, qui n’a retenu de son modèle que la structure de l’intrigue, multiplie ainsi les indices qu’il souligne à gros trait (nounours roses dans la chambre de la jeune fille, mère jalouse et véritable black swan frustré et vieillissant du film, rivale libérée sexuellement qui s’est fait tatouée deux ailes noires sur le dos, etc.), sans jamais vraiment les incarner. Satoshi Kon n’avait pas peur de se mettre en jeu en cinéaste un peu cochon (à la façon de De Palma quand il fait Pulsions, ou de Dario Argento dans Ténèbres), et c’était aussi là que Perfect blue avait quelque chose de profondément troublant, frôlant toujours la limite au delà de laquelle le film deviendrait malaisant. Le cinéma sert aussi à ça probablement, à mettre en scène ses propres secrets, à s’y confronter, à jouer avec comme l’héroïne et la créature au plumes noires de la scène d’ouverture. Mais Black swan est trop sage, trop lisse, pour qu’un tel malaise puisse nous saisir.

Les grands films puritains contiennent toujours leur propre revers (pas un hasard si chez Hitchcock, comme on sait, les scènes d’amour sont filmées comme des scènes de crime et vice versa), mais le puritanisme d’Aronofsky a plutôt tendance à anesthésier les troubles de la chair au profit d’une sorte de glacis chic, mettant à distance tout ce qui pourrait déranger les sens du spectateur. Les doubles qui apparaissent à l’héroïne par exemple, sont de purs gimmicks et ne laissent jamais aucun doute sur leur dimension strictement illusoire (alors que la beauté d’un double, c’est justement que possiblement il soit réel, laissant à penser qu’il puisse, horreur, nous remplacer). Le film trimballe ainsi sa quincaillerie psychanalytique à la manière d’un livre sur Freud expliqué aux enfants. Pas franchement un mauvais film au fond, mais sans aucun doute un film poltron, effrayé par ses propres mystères, ce qui est peut-être encore plus dommageable.