Les années 2000 de Scorsese seront celles de Leonardo DiCaprio. Celles d’un corps qu’on dirait, qu’on jure éternellement juvénile. Avec cette jeunesse, une question : qu’est-ce que ça lui fait, à ce corps, un destin violent, tumultueux, un destin scorsesien ? Deux réponses, dans cette biographie de Howard Hughes, déroulée de 1927 à 1947. La première est d’ordre médical : le corps assailli réagit. S’emporte dans un vertige de la figuration. C’est DiCaprio ballotté par la vie de son personnage, comme il est ballotté, pantin, dans une extraordinaire scène de crash aérien. Coups et blessures s’impriment sur lui, littéralement, et son corps, au fil des expériences, renoue peu à peu avec cette peur originaire que lui a transmise sa mère lorsque, enfant, il était prévenu par elle contre le danger des maladies, l’utilité de la quarantaine (préambule du film, quasiment le même que celui de Gangs of New York). Hughes / DiCaprio développe l’arsenal des réactions : phobie des microbes, obsession de la propreté, fétichisme du savon, réclusion, dégoût des contacts. La seconde est d’ordre mécanique : cette force de gravitation propre à la jeunesse de l’acteur ramène à lui, plus que le récit, la machine qui le fabrique, et qui lui colle à la peau. C’est DiCaprio tordu, nu, face à un projecteur qui lui lance dessus les images de Hell’s angels, sur son corps-écran -on parle bien de pellicule de peau.

La leçon de cette double réponse, il faut la joindre à l’autre tournant que constitue, pour Scorsese, les années 2000. Ces années sont celles aussi de Miramax, des lunatiques Weinstein -je te coupe au sécateur (Gangs of New York), je te coupe pas (Aviator)-, de la tentation des fresques en 180 minutes, des Oscars. Scorsese a désormais intégré ce que son amour du cinéma classique américain lui commandait de viser : une logique de studio. Alors, DiCaprio ? La leçon, donc : le cinéma de Scorsese est à ce point d’équilibre d’où il peut se déplier autant que se replier sur deux surfaces différemment planes. Se déplier vers une monumentalité gratouillée par une forme de classicisme un brin lisse. Aviator en est l’illustration : sûrement pas Citizen Kane, auquel on pense évidemment (Hearst / Hughes), on peut même lui préférer nettement Gangs of New York, plus fiévreux, accrocheur, puissant, moins policé. Se replier -piste largement plus féconde- sur le visage lisse de son acteur désormais fétiche (un troisième film est en route pour eux).

Là, Scorsese trouve matière à creuser dans son cinéma, s’il apparaît qu’il a plus ou moins renoncé à creuser ailleurs (Aviator, irréprochable à tous points de vue, jamais ne s’emporte, disons que c’est un excellent film de studio, nettement au-dessus du lot, mais rien à voir avec Casino ou Raging Bull). Scorsese se règle, mais a gardé suffisamment de puissance pour faire jouer, à l’intérieur de ce nouveau système stable, un élément dérégulé -Leonardo, qui, toujours jeune, ne suit pas le film : c’est plutôt lui qui le retient, en altitude. Voyez son visage resplendissant et concentré lorsque son gros, son éléphantesque avion décolle enfin. Machine allergique, son corps d’aviator raconte la dernière bonne histoire de Scorsese. Celle d’une fraîcheur jamais enfuie, mais pas seulement. Celle aussi et surtout, plus grave et plus joyeuse, de la stagnation enchantée de l’âge d’homme.