Avé, César ! est fait du même bois que Burn After Reading : au sein d’une pantalonnade volontiers absconse se déploie quelque chose comme l’anti-manifeste philosophique des Coen, une sorte de gifle assénée aux exégètes de bazar qui planchent encore sur les équations irrésolues de leurs films (fins ouvertes, vrais-faux indices, leçons morales en trompe-l’oeil). C’est qu’à l’instar de Barton Fink, Avé, César ! a justement pour sujet le cinéma, vu cette fois-ci comme un grand moulin à idéologies. En réinvestissant le studio fictif Capitol Pictures, qui s’offrait les services du malheureux Fink (et dont le nom scelle la passion incestueuse entre pouvoir et entertainment), le tandem fait d’abord croire à une promenade goguenarde derrière les portes dérobées du Hollywood fifties. On suit les pas d’Eddie Mannix (Brolin), fixer à feutre mou dont la mission est d’apaiser les petites contrariétés de l’industrie (maquiller les failles de juteux contrats, imposer un acteur au rabais à un cinéaste récalcitrant, etc). En somme, Eddie est un nettoyeur droit, un Mensch aux prises avec un système détraqué. Mais c’est surtout un bon chrétien, hanté par son penchant coupable pour le tabac.

Loin de se borner à l’esquisse d’un labyrinthe foutraque, les Coen usent de son regard pieux pour mettre en scène le sort du sacré entre les mains d’Hollywood. Le travail de Mannix en fait une sorte d’hyper-spectateur : un oeil dans les coulisses, l’autre dans les images elles-mêmes – il est saisi plusieurs fois dans l’obscurité utérine des projections privées, visionnant les rushes du péplum biblique où Clooney se pavane en jupette romaine, façon Astérix. Mannix assiste donc de l’intérieur au grand brainwash culturel exercé par le Hollywood de l’âge d’or, brainwash dont il est à la fois le complice et le cobaye. Pour ce bigot, l’épreuve consiste à garder ses principes intacts au coeur même de la fabrique d’idéaux. Car la morale prodiguée par les ersatz des Dix commandements produits à la chaine est bien sûr moins chrétienne que viscéralement patriotique. L’errance de Mannix décrit en somme celle du croyant de l’ancien monde, celui qu’ont supplanté les majors au cours du XXème siècle, tuant Dieu pour laisser les manettes à l’Oncle Sam.

Le film s’amuse finement de l’écart ironique entre la fiction et sa confection, entre les grands discours oecuméniques et les stratégies fourbes qui les déterminent (et dont Mannix, qui est américain avant d’être chrétien, s’accommode finalement en bon petit soldat). Mais la satire atteint un second niveau quand Clooney est kidnappé par un groupuscule communiste : prisonnier d’une villa balnéaire (style La Mort aux trousses), la superstar de l’âge d’or se voit convertie en moins de deux à la cause prolétarienne par un cénacle de scénaristes encartés. « Voyez-vous, nous pensons que Hollywood a le pouvoir d’insuffler certaines idées dans les esprits occidentaux », lui enseignent ces comploteurs à pipes entre deux cours d’économétrie. Ici, la visite guidée s’égare donc dans les no-go zones de l’industrie, en quelque sorte dans les coulisses des coulisses. Moyen pour les Coen de penser Hollywood comme une vaste bureaucratie gigogne, où les idéologies s’emboitent les unes dans les autres. Moyen surtout de donner à voir l’absurdité du basculement intellectuel que subit alors le monde : la mort de Dieu a laissé le champ libre aux ratiocinations d’une élite dégénérée, retranchée dans les hauteurs de Los Angeles et fracturée en plusieurs familles de penseurs fantoches.

Les Coen se montrent évidemment d’autant plus cruels avec les beaux esprits autoproclamés qui se targuent d’avoir perçu la big picture de l’industrie, et utilisent cette dernière comme cheval de Troie pour renverser l’establishment. Il faut voir Brolin corriger Clooney, pantin indécis qui changera plusieurs fois d’obédience au cours du film, quand ce dernier se perd dans une impayable jactance marxiste : le film se range du côté du mensch qui, s’il est un agent de l’empire capitaliste, assure une transition sereine entre le règne du divin et celui de la publicité. Il faut voir aussi la mutation de Tatum en simili-Gene Kelly, coco fervent qui danse le jour sous les projecteurs, et mijote la révolution pendant la nuit. Son passage définitif aux mains de l’URSS sera filmé comme une grand-messe expressionniste, pas moins irréelle que ses pétulantes sessions de claquettes. Manière de brocarder la lutte grotesque entre deux fanatismes noyés dans les images, les bavardages qu’ils génèrent eux-mêmes, sans jamais remonter à la surface du réel. D’ailleurs, le monde tangible, ordinaire, est maintenu hors-champ – comme si rien n’existait au-delà des murs de Capitol Pictures.

L’humour des Coen aura rarement davantage fait corps avec la pensée juive, la cause des guéguerres d’Avé, César ! pouvant se résumer par le proverbe israélien qui inspira à Kundera l’idée du « rire de Dieu » (« l’homme pense, Dieu rit »). C’est en effet d’avoir tué Dieu qui permet aux manitous hollywoodiens de se mettre à penser, et donc de s’affronter au lance-pierre idéologique. Mais si Dieu ne règne plus, il peut d’autant mieux observer ce manège d’un oeil extérieur. Dieu a toujours beaucoup ri chez les Coen, mais il est ici en proie à une vraie crise d’hilarité. Lui seul est en mesure de contempler le puzzle global, la fameuse big picture que les antihéros coeniens s’échinent à recomposer. C’est bien pour cette raison-là que le dévot Eddie est le seul personnage d’Avé, César ! à trouver grâce aux yeux des Coen : sa foi lui évite de se perdre en atermoiements politiques.

Pas étonnant, dès lors, que le film se refuse à toute conclusion, et se referme en laissant le public face à l’équation filandreuse qu’affrontait Larry Gopnik dans A Serious Man (le petit prof de sciences y était littéralement écrasé par les chiffres inscrits au tableau noir). Le finale en queue de poisson est aussi une manière d’éviter la condamnation en bloc du Hollywood classique, dont l’imagerie est honorée par les Coen avec un amour exempt de tout cynisme – les images ne sont coupables de rien, sinon peut-être d’avoir cherché à être un peu plus que des images. Et si Avé, César ! est une fable, alors c’est une fable dont il faut détruire le message après l’avoir décrypté : burn after reading, une fois de plus.

7 COMMENTAIRES

  1. c’est exactement ca lol un second burn after reading toujours ce coté plaisant des coen dans la satire et la comédie bouffone mais ca vaut pas plus de 6/10 je trouve,la meme note que burn justement

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