Steven Spielberg poursuit son chemin de croix, et nul ne peut l’arrêter. Arrête-moi si tu peux, troisième station, résonne comme une pause après deux coups d’éclat particulièrement éprouvants pour le cinéaste, A.I., dans une moindre mesure, et surtout Minority Report, son œuvre la plus belle, la plus profonde. Le film retrace les aventures incroyables mais vraies de Franck Abagnale, escroc génial parvenu, entre 16 et 21 ans, à détourner plusieurs millions de dollars en se faisant passer, tour à tour, pour un pilote de ligne, le chef d’un service de pédiatrie, un avocat, avant de devenir expert en fraude auprès des grandes banques et du FBI. L’aspect très romantique de l’imposteur impressionne un peu Spielberg, mais très vite il fait corps avec son personnage, ne le lâche plus. Il a trouvé un double idéal en Leonardo DiCaprio, kid magnétique qui n’en finit pas de quitter l’enfance, et a su en saisir mieux que personne (mieux que Cameron), l’étrange souplesse. L’acteur, gracile, s’amuse comme jamais de l’indécidabilité de son âge, capable qu’il est d’incarner sans la moindre ruse de maquillage dix années de la vie de son personnage. Selon le lieu commun de la glose sur Spielberg, le cinéaste aurait gardé malgré son âge une âme et un regard d’enfant. Il suffit qu’il dirige DiCaprio pour que cette banalité devienne pertinente, comme par magie.

D’une certaine façon, ce sont A.I. et Minority report qui ont fabriqué la réussite d’Arrête-moi si tu peux, en révélant la présence d’une fracture intime au sein de l’univers de Spielberg rythmé depuis des lustres, et jusqu’à l’aveuglement, par un goût du merveilleux, de l’effusion narrative et de la surcharge humaniste. Cette béance -l’enfance évaporée, kidnappée (Minority Report), pétrifiée (A.I.)- est encore le sujet évident d’Arrête-moi si tu peux, mais le traitement est tout autre. Aux grands à-plats gris de ses deux précédents films, Spielberg choisit cette fois la couleur vive, pour un divertissement sixties quelque part entre Stanley Donen et Blake Edwards. Seules les scènes familiales, très belles, paraissent figées, jaunies par le temps, le reste (les tribulations de Franck) semble appartenir à un présent immédiat, entièrement voué à la légèreté de l’instant. L’espace familial est un lieu étrange, c’est l’apprentissage de la mélancolie. Franck s’y délecte des petites danses exécutées par ses parents d’abord, dans la position du témoin d’un bonheur friable et éphémère. On devine la suite. La fuite en avant de Franck est sa manière de réécrire son roman familial : une mère décevante, un père adulé mais raté, et un seul nom à cocher sur un formulaire de divorce. L’imposture devient sa raison d’être, et c’est dans la peau du menteur qu’il goûtera une scène presque identique, avec ses beaux-parents cette fois.

Mais il y aura une dernière scène de famille, à la fin de l’aventure. Franck l’observe à travers une fenêtre/écran. Il y est étranger, c’est à peine s’il parvient à la perturber. Par le détour via le déguisement, il est devenu spectateur d’un show (la vie de famille) qu’il a toujours rêver ordonner comme il l’a fait de sa propre vie. Mais celui-là se déroule sans lui. Arrête-moi si tu peux, ou comment on se retrouve face à un écran de cinéma, est aussi l’histoire de cet éloignement par rapport à soi-même. Cela dit, c’est avant tout un film ludique et plaisant. A la profondeur inquiète de A.I. et Minority Report succède un vagabondage international tout en surface, où le mensonge, l’apparence, tiennent lieu de masque translucide posé sur ce gouffre insondable qui est désormais le grand sujet de Spielberg.