À l’inverse du film, qui n’est pas tordant, sa réception aura offert des deux côtés de l’Atlantique un spectacle plutôt cocasse. Il y a de quoi rire en effet de voir faucons et colombes se prêter leurs oeillères pour patauger dans des bénitiers mitoyens, les uns offrant à American Sniper une délirante onction patriotique, les autres l’aspergeant rageusement, pour les mêmes motifs, avec le buis de leur vertu. Unis dans le ridicule, les uns comme les autres montrent du doigt une chaise vide : il suffit de regarder le film pour constater qu’Eastwood est introuvable sur le trône de va-t-en-guerre où l’installent ces piètres exégèses.

Et il faut vraiment le vouloir pour repérer dans ce film, non seulement la glorification d’un héros américain (celui qu’est bel et bien devenu, pour une partie de son pays, le sniper de choc Chris Kyle dont Eastwood adapte plus ou moins fidèlement les mémoires), mais surtout l’articulation fatale qui lui ferait valider a posteriori l’argumentaire de la war on terror au sujet de la guerre en Irak. Parce qu’en dépit d’une entrée en matière fort peu adroite (laquelle, pour situer le théâtre des opérations, fait retentir l’appel du muezzin pendant que s’affiche le logo de la Warner), American Sniper n’a pas grand chose d’équivoque. Lui reprocher de masquer le fait que le 11 septembre a servi de prétexte à une guerre arbitraire est non seulement absurde, mais en partie mensonger. Absurde parce que c’est donner à Eastwood le tort de n’avoir pas tourné un autre film que celui qu’il a voulu faire : en l’occurrence un film qui ne pouvait avoir de sens qu’à rester rivé aux impressions de son personnage, lui-même bel et bien va-t-en-guerre et peu concerné, en effet, par le terrain de conjoncture politique où a poussé son destin de héros national. Mensonger en partie parce que le film figure précisément le 11 septembre comme un prétexte à la guerre. Mais un prétexte pour le personnage, puisque c’est à lui que s’intéresse Eastwood plutôt qu’à l’administration Bush.

Ce qui ne revient pas du tout à décontextualiser la guerre en Irak, mais simplement à faire une autre archéologie que celle qu’on lui reproche de ne pas avoir fait. En interrogeant la guerre sous l’angle d’une nécessité intime plutôt que politique, Eastwood déterre la théologie guerrière de son pays en creusant, comme il n’a d’ailleurs cessé de le faire, un sous-sol plus ancien. « It’s part of the plan », répond le sniper à la femme qu’il vient tout juste d’épouser et qui s’inquiète de le voir partir au front. Ce plan est le sujet du film, mais ce n’est pas le plan de l’administration Bush, et American Sniper n’a rien d’un compte-rendu sur la guerre en Irak : c’est le récit d’une éducation – américaine – dont le contenu réclame d’être justifié par la guerre. En cela, le plus grand tort d’Eastwood est sûrement de n’avoir pas donné un titre plus explicite à ce film qui conte avant tout l’histoire d’un American boy.

Ce petit garçon, retrouvé en un raccord brutal derrière le fusil qui, à l’entame du film, pointe un autre petit garçon (irakien celui-là), reçoit de son père et d’une Bible le double fardeau d’une éducation à la violence, et d’une justification de la violence par le devoir de protéger les autres. Tout le film, dès lors, ne documentera rien d’autre que les efforts sincères du garçon pour être à la hauteur d’un vœu fait à son père, et à travers lui à la tradition de son pays. En d’autres temps, le garçon aurait trouvé à accomplir sa vocation sur place, au Texas où il a grandi. Mais voilà : la Frontière s’est déplacée, le Wild Wild West n’est plus ici (hormis pour les touristes à qui Kyle destine un temps ses cabrioles dans un spectacle de rodéo) mais là-bas (à Falloujah, rebaptisé par son instructeur, lors de son premier voyage, « the Wild Wild West of the old middle East »).

« We’re cowboys, we’re living the dream ! », assure son frère à Kyle revenu du rodéo, mais Kyle n’ignore pas qu’il est un cowboy de pacotille et c’est la télé qui, coupant le sifflet du frère pour annoncer les attentats de Nairobi et Dar es Salaam, lui désigne la guerre comme destination naturelle de son vœu. Tout comme elle le fera trois ans plus tard, tandis que Kyle, désormais militaire, est sur le point de se marier, et qu’on annonce la destruction des tours jumelles. Faire de Kyle le héros d’une guerre rendue nécessaire par le terrorisme aurait impliqué qu’Eastwood situe ici, devant l’écran de télé, l’origine de la vocation du personnage. Or le plan extrêmement court qu’il consacre à l’émotion du couple dit bien qu’il n’en est rien, que cette émotion n’est que le transport d’une détermination acquise bien plus tôt, et les attentats une justification offerte à la manifest destiny d’un enfant à qui l’on a transmis, comme beaucoup d’enfants chez Eastwood (Un monde parfait, Mystic River), le virus de la violence.

La scène se répète encore, judicieusement amendée, vers la fin du film. Kyle est rentré d’Irak et, parfaitement mutique, le regard vide, est assis chez lui devant une télé dont ne nous parvient que le son : une bruyante scène de guerre. Un mouvement de caméra dévoile alors que l’écran est vide, la télé éteinte, et que le spectacle de la guerre ne se joue que dans l’esprit du vétéran, doublement hanté. Hanté d’abord, évidemment, par ce qu’il a vu et fait sur le front (parmi le chaos sonore, revient l’écho très net des séquences irakiennes). Mais à n’entendre que cela, on ne verrait dans American Sniper qu’un banal récit de retour du front, avec soldat traumatisé et dénonciation en règle de la guerre comme boucherie – lequel récit ne serait pas contradictoire sur le principe avec une validation de la nécessité politique de la guerre. Ce que montre Eastwood est beaucoup plus fin : si la scène rejoue, sur un mode fantomatique, les deux précédentes, c’est que pour le personnage apparemment détruit, la guerre n’a pas cessé d’être désirable. Et qu’elle ne cessera jamais de l’être puisque le vœu fait par Kyle à son père (protéger les brebis contre les loups, contre les « bad guys » – et des « bad guys », il y en a partout, comme le précise avec lassitude un autre soldat moins convaincu que Kyle par la nécessité du front irakien), ce vœu est intenable, éternellement mis à l’épreuve. Kyle le dit très clairement au psychiatre qui se penche sur son cas : il n’est pas hanté par la guerre qu’il laisse derrière lui, mais par le fait qu’en la laissant derrière lui il abandonne son rôle de protecteur. Il ne lui reste alors plus qu’à jouer au cowboy à domicile, résigné comme il l’était au temps du rodéo, transmettant à son tour la leçon du père quand il prie son propre fils de veiller sur les femmes de la maison. « C’est une responsabilité », précise-t-il. Le film est l’histoire de cette responsabilité, vécue comme une tradition et filmée comme une hantise, circulant de père en fils.

Si bien qu’il n’y a dans le film pas plus de front que de home. Ou plutôt, que tout se joue sur un seul front qui est celui de cette hantise, laquelle est le seul home du personnage – et l’interpénétration continue de la guerre et de la vie de famille, au gré des allers-retours ou des conversations téléphoniques entre Kyle et sa femme au beau milieu des opérations, le dit très bien. Que trouve Kyle dans ce Wild Wild West oriental où il était parti chercher son rêve ? Un miroir obstiné, pareil à l’écran vide qu’il fixe à son retour : un sniper symétrique, des enfants armés par des adultes comme lui fut armé par son père, un ogre de conte qu’on piste comme lui-même est pisté, mis à prix par une affiche de saloon. Une mission qui ne satisfait qu’absurdement son vœu (moins protéger son pays que protéger ceux qui le protègent), et surtout, des garçons, partout des petits garçons, partis faire la guerre en portant sur leur dos l’emblème d’un héros de comic book. « It’s a boy ! », exulte Kyle, au téléphone avec sa femme enceinte, dans la jeep qui l’emmène sur le terrain. Sans délai, une balle fend le pare-brise de la jeep, tue le conducteur et lance une nouvelle scène de guerre, déposée-là comme une ironique célébration de la nouvelle.

Ironique également, la mort de Kyle, telle qu’Eastwood la résume sèchement sur un carton précisant qu’il a été tué par un soldat « qu’il cherchait à aider », avant de laisser l’Amérique célébrer sur le générique un héros que lui n’a peint (avec une empathie qui lui vaut des soupçons d’infamie nationaliste) qu’en ouvrier besogneux de sa propre malédiction, parti en Irak pour échapper au rodéo. Comme éloge patriotique, on a connu plus exalté.