Des films de Benoît Jacquot, A tout de suite est sans aucun doute l’un des plus étranges et les plus fascinants : entre polar rétro et incantation charnelle, érotisme et sécheresse, le film avance sur des rails à la destination inconnue. D’abord, le récit de deux amies qui rencontrent de mystérieux bandits. Puis, un casse et la cavale qui lui succède. Enfin, une errance, celle du personnage d’Isild Le Besco, qui prend la forme d’un envoûtement. Le film oscille entre diverses pistes narratives sans pour autant jamais perdre de vue la ligne droite de sa progression : images au noir et blanc granuleux, musique progressive de Tangerine dream (les Pink Floyd du cinéma des années 70-80), voyage aux confins de l’hypnose.

Le motif du ravissement progresse ici à des altitudes bien supérieures à celles d’un Tropical malady, Jacquot, vrai cinéaste, n’oubliant jamais que toute question de cinéma se pose en termes de montage, d’enchaînement et de musique des plans. A la différence du froid dispositif de Weerasathakul, ballet mou d’images phosphorescentes, A tout de suite joue sur le délitement, l’intermittence, la mise en crise de la fiction en rechargeant constamment les figures qu’il se plaît à vider : celles des braqueurs, ombres mythiques et surannées du polar des seventies (le vieux mythe romantique des bandits libertaires) comme celle de l’héroïne (Isild Le Besco, dont le personnage n’est jamais nommé), qui jouent un étrange jeu de cache-cache avec la fiction en prenant tour à tour le contrôle du récit. Au creux rêve de blancheur de Tropical malady, un tel film oppose transparence et profondeur, la mise en place d’un laboratoire figuratif qui puise dans les puissances frontales et primitives du cinéma : non la mise à plat de figures arbitraires (collage de vignettes exotiques à la Weerasathakul : le tigre, le guerrier, la mère, etc), mais un jeu d’apparitions / disparitions et de présences -absences au récit qui évoluent et se transforment à vue, déployant à l’écran une sorte de bouillonnement alchimique toujours en mouvement.

A tout de suite doit évidemment beaucoup à la silhouette irradiante d’Isild Le Besco, tour à tour spectrale et charnelle, frontale et effacée, comme tiraillée entre le cœur et la marge du récit. Cette façon de ne jamais dissimuler les impasses et rejets occasionnés par le travail de la mise en scène (rupture extraordinaire : au coeur du film, l’actrice, lâchée par l’équipée de gangsters, se retrouve muette et tétanisée durant de longues minutes dans une pièce désaffectée) donne à voir une sorte de cinéma en négatif, réduit au dépouillement pur et simple. Paradoxe de beauté cristalline et charbonneuse, perdu entre vieillerie et avant-garde (la charge de la fiction contre l’immanence des figures), A tout de suite est la radiographie saisissante d’un cinéma dont l’humilité l’empêche d’effacer trop fièrement une histoire (du genre, des figures qui s’y déploient) mais dont la puissance lui ouvre, paradoxalement, les portes d’un royaume aux puretés inexplorées.