Deuxième long métrage de ce couple de réalisateurs, A Perfect day suit la journée parallèle d’un fils et de sa mère qui doivent entériner devant notaire la mort d’un père et d’un mari disparu il y a une quinzaine d’années, au même titre que plusieurs milliers d’autres personnes, durant la guerre du Liban. Comment faire le deuil d’un homme dont on n’a pas la trace matérielle de sa mort ?

Perdre pied dans la dépression, parcourir Beyrouth comme un comme un somnambule, c’est à un parterre de pathologie que nous convie le film, comme si, devant ces milliers de disparus, les êtres étaient réduits à une sorte de sursis amorphe, une semi-vie qui s’accommode mal de cet intenable point aveugle du temps de guerre. Là-dessus, le film évoque parfois J’ai pas sommeil de Claire Denis : une même manière de flottement, une façon de filmer des bulles closes et vaporeuses détachées de la matérialité des choses, comme en état avancé de disparition. On sent bien que ce qui anime les deux réalisateurs, c’est cette veine du cinéma moderne ou chaque figure menace de se dématérialiser faute d’un rapport serein au réel, et dont la figure tutélaire serait Antonioni. La disparition d’un corps chez le Antonioni de Blow up était, d’une certaine manière, la disparition du politique, de la morale et du réel lui-même au profit d’une sorte de nébuleuse insaisissable. Quelque chose dans l’effacement du corps du père et du mari est ici du même ordre : l’anéantissement d’une preuve et donc de l’Histoire conduit les personnages à errer.

Pourtant, le film ne va pas au bout du processus par lequel le réel fait toujours retour, ce vieux principe de réalité qui ramène les vivants au bord du gouffre après qu’ils aient déambulé comme des somnambules. Chez Antonioni, c’était la profonde mélancolie qui irriguait le finale où le personnage était à la fois dans la conscience aiguë du monde et dans l’acceptation un peu dépitée du simulacre. Dans J’ai pas sommeil, c’était le surgissement de la trivialité au milieu de cette rêverie dépressive qui ramenait d’un seul coup le monde à sa violence (physique, sociale). Joana Hadjithomas et Khalil Joreige hésitent longtemps avant de renoncer à ce surgissement de la trivialité et pour finir du monde. On voit bien qu’ils sont tentés, à un moment de choisir cette voie qui, d’une certaine façon, aurait sorti le film de sa torpeur un peu trop confortable. Rien ne viendra faire saillie et apporter son poids de réalité, pas même ce plan final censé apporter une vitalité peut-être passagère mais nouvelle à son personnage. A la longue, le film ronronne un peu. C’est dommage car ce couple de réalisateurs a un talent qui ne demande qu’à éclore. Sortir du cocon un peu trop lisse dans lequel ils se lovent encore pour se colleter au tranchant, c’est tout le mal qu’on leur souhaite pour leur prochain film.