Après deux adaptations ambitieuses qui les voyaient aborder les rives cinéma de genre (le disaster movie avec Les derniers jours du monde, le thriller hitchcockien avec LAmour est un crime parfait), les frères Larrieu reviennent à leurs premiers émois. Soit : le conte érotique de moyenne montagne, la galéjade libertine et bavarde. Retrouvant un décor quils connaissent par coeur (les Pyrénées de leur naissance, quils navaient en vérité qu’à moitié abandonnées puisque LAmour se déroulait dans les Alpes suisses), les cinéastes nen réduisent pas pour autant leur goût du métissage : 21 nuits avec Pattie ramène simplement à une dimension plus familière, modeste, presque artisanale, ce mariage entre France et Amérique que leurs deux derniers films avaient si joliment consacré (Les derniers jours du monde débutait le 4 juillet, pour sachever le 14).

Dans le fond, rien de mieux quun retour aux sources pour s’évader. Et ce nest pas un hasard si tous les grands cinéastes français actuels (Bruno Dumont, Alain Guiraudie, et les Larrieu donc) sont avant tous des cinéastes de territoire. Clos sur eux-mêmes ou ouverts aux quatre vents, leurs paysages offrent à la mise en scène de quoi renouer avec une puissance mythologique très sereine. Mais pour les personnages sy promenant, cest surtout loccasion de se laisser impressionner ou surprendre, de tomber nez-à-nez avec laltérité la plus brute ou bien lintimité la plus secrète. On se souvient de lindication du professeur joué par Amalric dans LAmour : Lexpérience du paysage, cest avant tout lexpérience de soi.

Alors que trouve-t-on dans les paysages des Larrieu ? Des montagnes bien sûr, propices aux intrigues escarpées et à linfluence de forces invisibles, mais aussi des forêts, abritant faune nocturne (ici : un canidé aux yeux phosphorescents) et flore extravagante (là : des champignons en forme de phallus). Des décors en trompe-loeil qui sont chaque fois des paradis troublés, des édens morbides où l’on peut baiser derrière les fourrées mais aussi cacher des cadavres. Si bien que chez les Larrieu, peu importe où lon se trouve, on ne sait jamais vraiment où lon est, chaque film s’égarant à la croisée de la comédie estivale, de la série B horrifique et du téléfilm érotique.

Dans 21 nuits avec Pattie, on entre pourtant de plain-pied dans quelque chose de bien connu et de bien français : dun côte, le deuil ; de lautre, le couple. Caroline (Isabelle Carré, toujours un peu fade dans le rôle ingrat de la coincée de service) vient de perdre sa mère quelle connaissait à peine, et débarque dans les Pyrénées pour régler les questions dhéritage. Cette Parisienne est accueillie par la savoureuse Pattie (Karine Viard, fidèle au poste dans le rôle de la MILF jouisseuse et expansive) dont les anecdotes graveleuses exprimées à lenvie confondent très vite la nouvelle venue. Au point que le spectateur ne met pas longtemps à situer le noeud du problème : Caroline ne baise plus avec monsieur depuis un bail. Or, ce canevas psychologique cousu de fil blanc sera désaxé par une embardée inattendue, au moment de se rendre compte que le corps de la défunte a disparu : est-ce loeuvre dun dément (piste policière) ? ou de la morte elle-même (piste fantastique) ?

Le film samusera longtemps de cette ambiguïté, avant de subtilement réconcilier les deux. Entretemps, il aura raconté mille autres choses. Véritable boule de neige, lintrigue agrippe tout sur son passage : les problèmes de chacun (comme chez Renoir) de même que les hypothèses de récit les plus farfelues (comme chez Resnais). Les Larrieu ont fait leur spécialité de ces thrillers absurdes dont le récit ne semballe jamais mais semmêle, trébuche sur ses propres péripéties. On retrouve ainsi cette manière de digresser, de ramifier, d’épaissir lintrigue puis de la juger trop pesante, de la délaisser comme sur un coup de tête, jusqu’à se suspendre momentanément autour de curieux dilemmes. Ainsi, ce mystérieux invité joué par André Dussolier : est-il un nécrophile notoire ? ou bien JMG Le Clézio ?

Si cette bizarrerie portée sur la gaudriole fait mouche, cest que les Larrieu ont assez de sérieux dans leur mise en scène et de précision dans l’écriture pour parvenir à faire couler dans les veines de leur film une quiétude très classique. Un mélange de raffinement et de trivialité, de maniérisme et de bouffonnerie, qui confère au spectateur le sentiment que tout advient par un hasard absurde et quen même temps ça ne pouvait pas se passer autrement. Dans 21 nuits avec Pattie, lintrigue policière se laisse ainsi tranquillement escamoter par un puzzle recomposant les fantasmes et névroses de chaque personnage, la libido circulant de lun à lautre par un incessant jeu de vases communicants : même vieille, même morte, même disparue, la mère de Caroline (libertine patentée) semble lattention de toutes les envies charnelles, comme si de lau-delà, celle-ci continuait à confisquer le désir de sa fille. Doù le combat intérieur mené par Caroline qui, télescopée dans un environnement où la sexualité se vit totalement à découvert, ne pourra garder enfoui le secret de sa frigidité — mais pourra enfin le résoudre.

Car si lexcès de libido se répand à chaque séquence par torrent, cest pour converger subtilement vers un progressif équilibre des fantasmes, une satisfaction des désirs de chacun. On dit souvent du cinéma des Larrieu quil est paillard ; on oublie de dire à quel point il est chaste (le film est graveleux, mais uniquement par le verbe), à quel point le sexe y est moins une négociation charnelle quune donnée mentale. Lesprit de cocagne chanté à tue-tête dilue ainsi son horizon partouzard pour révéler peu à peu des accents thérapeutiques et médiateurs : une sorte de partage démocratique des désirs, paradoxalement emprunt dun véritable idéalisme conjugal. Cest qu’à travers les délires concupiscents et livresse de la chair, il sagit en vérité toujours de redécouvrir le bonheur de coucher avec celui ou celle quon aime et qui avait simplement cessé dhabiter nos fantasmes.

(à noter, la sortie en librairies de : Le cinéma d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu – entretiens avec Quentin Mével, Independencia Editions)