Qu’on se rassure, 10 canoës… n’est pas un film Nature et Découvertes sur les Aborigènes d’Australie, son entrée en matière est même emballante. Une voix off lente et grave raconte la naissance du monde et vante à l’auditeur la merveilleuse histoire qui va suivre, tandis que la caméra survole un paysage originel plein d’eau, de lumières et d’arbres. On se prend à rêver à un nouveau Nouveau monde des contrées australes. Mais Rolf De Heer choisit un autre biais et abandonne le chant lyrique au profit du conte primitif. Dans des temps reculés, pour le dissuader de séduire sa plus jeune femme, un homme raconte à son cadet l’histoire encore plus ancienne de deux frères et de trois épouses.

Le recours au conte (tradition orale oblige) balise un peu trop nettement le territoire d’un imaginaire primitif. A force de vouloir faire roots, la naïveté de l’histoire et sa lenteur ancestrale tournent un peu en rond. Simplette aussi la psychologie des aborigènes. Les primitifs sont-ils forcément de sympathiques rigolards fesses à l’air ? Les blagues grivoises des hommes de la tribu semblent destinées à nous faire sourire, nous Occidentaux, de ces grands enfants crépus. Bien plus drôles, le jeu distancié des acteurs (les descendants bien modernes des Aborigènes en pagnes) et leur regard un rien amusé rappellent que tout cela n’est qu’une reconstitution. Le scénario quant à lui colle à des affects grossiers sous prétexte d’éternité : lâcheté, colère et jalousie, rien de nouveau sous le soleil.

Pourtant dans sa structure même, le film cultive une complexité beaucoup plus inattendue. Si l’argument du récit frise la tautologie, son déroulement multiplie digressions et ramifications, circule lestement entre le temps de l’énoncé et le temps de l’énonciation en alternant couleur et noir et blanc. 10 canoës… compose une origine feuilletée sans souci de linéarité. C’est aussi dans sa manière de filmer les corps et le paysage que le cinéaste l’emporte. La tentation serait grande de faire confiance à la beauté des lieux, mais Rolf de Heer ne s’étend pas dans un filmage contemplatif, très vite le paysage devient un fond sur lequel viennent s’imprimer des corps sombres. Parfois maquillées pour des rituels, les silhouettes disparaissent à demi dans la brousse, ailleurs c’est leur immobile verticalité qui les fait se confondre avec les arbres. Le camouflage ou au contraire le contraste produisent des surgissements et des disparitions saisissants. Fixe et frontale, la caméra confie le mouvement aux clapotis de la langue aborigène (Ridjimiraril, Birrinbirrin, Nowalingu, les noms sont un délice dont l’oreille ne se lasse pas). Question d’équilibre entre la simplicité et la simplification, c’est finalement dans la distance et lorsqu’il oublie son primitivisme volontaire que le film trouve ses meilleurs armes.