Cette œuvre magistrale, venue d’outre-Atlantique, se présente comme une référence incontournable et révolutionnaire en matière de théorie de la bande dessinée. Plus accessible que le récent Système de la bande dessinée de Thierry Groensteen, plus ludique que le Case, planche, récit de Benoît Peeters voire que son modèle avoué, La Bande dessinée, art séquentiel du maître Will Eisner, L’Art invisible invite le lecteur à un voyage inattendu dans l’univers invisible du neuvième art, avec précisément comme support une bande dessinée. En neuf étapes soigneusement banalisées, Mc Cloud (quasiment inconnu avant ce coup de maître) se propose de remonter très loin en amont du genre. Cette approche génétique lorgne ainsi du côté de l’histoire, codex précolombien et tapisserie de Bayeux étant conviés à la démonstration ainsi que la « littérature en estampes » de Rodolphe Töppfer, intronisé depuis quelques temps déjà comme le précurseur officiel de cet art séquentiel. Faisant éclater les frontières étriquées du simple genre, Mc Cloud s’appuie génialement sur les représentations du monde qui nous entoure. En posant la simple question : « Comment percevons-nous le monde ? », il s’offre ainsi un cadre de référence libérée des carcans traditionnels inhérents à la critique générique. Et ce qui pourrait être un fastidieux petit Platon ou Mc Luhan illustré devient une plongée saisissante et lumineuse dans le fonctionnement de la bande dessinée.

Ainsi, de même que Thierry Groensteen, Mc Cloud insiste sur la spécificité du langage unique et unifié du genre : il ne saurait être question de considérer la bande dessinée comme une association rarement harmonieuse et souvent approximative du dessin et de la littérature. En outre, posant clairement l’icône visuel comme vocabulaire basique du langage bd et l’ellipse comme sa grammaire élémentaire, Mc Cloud offre une grande lisibilité au genre, ce qui explique sans aucun doute le succès public mérité de son opus. Il faut d’ailleurs saluer l’hommage rendu par l’auteur à la bande dessinée japonaise, souvent malmenée parce que trop populaire : en matière d’enchaînement narratif, le Japon permet une grande variété de mouvements souvent négligés par la bande dessinée occidentale (voir les splendides planches d’Osamu Tezuka ou de Shigeru Mizuki, qui baignent dans une atmosphère contemplative unique). De même, Mc Cloud donne à lire des leçons de tolérance esthétique en rappelant le juste principe de Marcel Duchamp, à savoir que l’œuvre d’art ne peut a priori relever de l’évidence. Il est vrai que la bande dessinée continue de souffrir d’une discrimination tenace liée à un passé et à un présent populaire qui font pourtant sa force.

Il est certes quelques bémols à apporter dans le concert de louanges qui a accompagné la sortie de l’œuvre, en premier lieu la connaissance de l’auteur, manifestement limitée, de la production européenne (Hergé, Tardi, Moebius et après ?). Carence sans nul doute liée à la date de rédaction (1992) de l’œuvre, à une époque où certains auteurs prometteurs débutaient tout juste leurs carrières (notamment les cadres de l’Association), ce qui vaut aussi pour un auteur américain comme Chris Ware et sa production Novelty Library. Mais il semble que Mc Cloud soit en route pour la réalisation d’une œuvre actualisée, qui ferait état du renouveau effectif de la bande dessinée. Quoi qu’il en soit, il serait vain de chercher à révéler l’infini richesse de ce grand (près de deux cents pages !) bijou d’intelligence pratique. A l’aide d’un graphisme amusant et grandement maîtrisé (Mc Cloud est aussi et avant tout un excellent dessinateur), L’Art invisible participe de l’anoblissement de ce genre marginal et unique, qui sera peut-être le médium du siècle à venir.