En terme de radicalisme et d’exigence expérimentale, un nouveau pas vient sans doute d’être franchi en bandes dessinées avec ce 08/09/2000 de Jean-Dominique Alvès, auteur lyonnais néophyte dans le médium. Le bonhomme a en effet des choses à dire et surtout à montrer dans cette nouvelle collection Vox de chez Amok, qui s’annonce extrêmement prometteuse dans sa ligne transversale et plurielle (photographie, poésie et autres réunis sous le support de l’album de bandes dessinées). Alvès inaugure ainsi un mode de narration graphique totalement inédit sous cette forme : ici, point de recours aux ressorts traditionnels de l’expressivité narrative (phylactères et dialogues) ou graphique (représentations physiques et signifiantes des personnages) mais place est faite au monologue lancinant d’un narrateur vaguement halluciné dans un univers réduit à sa plus simple expression. Des silhouettes émergent d’un cadre urbain à la fois glacial et poétique, dont le modèle pourrait être celui du De bruit et de fureur de Brisseau, mais de manière indistincte, sans que toute détermination psychologique soit possible ou envisageable. Alvès choisit de désincarner son objet à l’aide d’un graphisme qui semble échappé d’un vieil Amstrad PCW, celui qui proposait une pixelisation grossière verte monochrome. Alors qu’un Beltran, dans Megalex, redouble d’une virtuosité informatique indéniable mais qui tourne à vide faute de ligne directrice (Jodorowsky, quand sortiras-tu enfin un scénario à la hauteur de feu ta réputation ?), Alvès use à merveille de son outil technique volontairement limité (l’auteur parle lui-même de « repassage graphique ») pour créer une techno-architecture, faite de polygones et de fragiles brisures. Ces pages, constituées de micro séquences, entrecoupées de textes polyphoniques à la poésie brûlante (« Petite, j’avais une chienne elle aboyait beaucoup et mordait sa patte en tournant sur elle-même. Elle est morte au milieu d’un champ, une balle dans la tête et elle a ri ») obligent à repenser un mode de lecture devenu inopérant. L’hermétisme parfois excessif de cette oeuvre laisse tout de même entrevoir ponctuellement des explications à ce cauchemar qui exsude une sourde violence (une pute au travail, un règlement de compte entre truands, le suicide comme seule échappatoire).

Le lecteur rescapé du sens et soucieux de se raccrocher à un fil d’Ariane pourra se confronter avec plus de facilité (?) à La Plage, second volet de ce diptyque. Dans un décor plus épuré encore, trois personnages marchent, se mutilent, se souviennent et font l’amour. Leur démarche raide et saccadée les fait ressembler à des automates, faisant surgir où on l’attend le moins un comique qui consiste, selon la définition bergsonienne (et néanmoins lacunaire), à plaquer de la mécanique sur du vivant. A ceci près que le vivant est ici presque mort, de cette mort singulière et qui ne lasse pas d’interroger. Une interrogation sans fin et sans réponse.