Ce troisième numéro de Franky (et Nicole) se donne beaucoup de mal pour se faire passer pour ce qu’il n’est pas (ou pas complétement) : un Almanach Vermot pataphysicien et beauf, dadaïste et lourdingue. Évidemment, ce n’est pas (que) cela, mais difficile pour le lecteur de ne pas tomber dans le piège des degrés multicouches maniés à coups de truelle par Franky, rédacteur en chef en roue libre qui n’hésite pas à nous signaler qu’il va se baigner parce qu’il a chaud et qu’il a « envie de chier ». La saucisse à moustache dessinée par Anouk Ricard qui trône en couverture n’est donc qu’à moitié trompeuse : cette livraison par temps chaud se place sous les hospices d’une bouffonnerie gauloise qui sent le gros rouge, la plage et les aisselles, et où le seul plat de résistance possible semble être la tarte au poil (à gratter). Yeah, c’est l’été !
Rappel des faits : Franky, en été, est publié par Les Requins Marteaux, tandis que Nicole, en hiver, est édité par Cornélius. L’identité mâle du binôme définit bien la veine de son éditeur : le cul et l’humour comme arme de destruction massive, dans la veine du défunt journal Ferraille illustré et de la collection BD Cul. Concernant la première thématique, les amateurs ne seront pas déçus puisque ce Franky se donne à corps perdu et à toutes les sauces : porno graphique et ludique avec Guillaume Pinard, sériel chez Christian Aubrun, kitsch et zoophile du côté de Mr Kern, régressif (au sens freudien du terme) sous les crayons de couleurs d’HTML Flowers, psychédélique pour le noir et blanc acide de Juliette Bensimon-Marchina, vaudevillesque new-age avec Morgan Navarro, farrellien pour Wassim Boutaleb et horrifico-gay en ce qui concerne Olivier Texier. Qu’on apprécie ou pas, tour à tour ahurissantes et consternantes, ces histoires ont le mérite de ne pas laisser indifférent. Les intermèdes humoristiques sont d’une nature comparable : parfois franchement drôles et d’autres fois juste gênants, ils déclinent un idéal bête et méchant dont le grand intérêt est d’aborder la représentation de notre monde par la déviance et de faire vaciller les conformismes. À ce titre, Jason Murphy, Aisha Franz, Jean-Philippe Bretin, Delphine Panique, Antoine Marchalot et évidemment Winshluss sont champions. Dans tous les cas mais pour des raisons différentes, le mauvais goût règne en maître dans ces pages moites et cruelles : on laissera le soin au lecteur de distinguer le bon mauvais goût du mauvais – exercice délicat s’il en est.
L’essentiel est néanmoins ailleurs. Franky 3 ne se résume pas à la déconnade grinçante et aux pénis baveux. D’abord, du côté des curiosités insolites, il faut signaler les deux délires anxiogènes de Marko Turunen et de Stephen Vuillemin qui jettent chacun un sérieux coup de froid au milieu des goguenardises nonsensiques. Tous deux élaborent un récit où s’applique la logique du cauchemar, déroutant à force de n’apporter aucune réponse aux angoissantes questions qu’ils posent.
L’autobiographie lacunaire façon Camille Lavaud offre de son côté de charmants fragments graphiques et narratifs – et néanmoins mystérieux, ce qui ne leur enlève aucun mérite. Le récit de François Benett, parfaitement maîtrisé, simple et percutant, esquisse le portrait de l’individualité 2.0, contradictoire dans ses aspirations et au parcours doublement déshumanisé. Antoine Maillard s’essaie pour sa part au polar intimiste où l’écriture blanche perce derrière les dégradés noirs et gris. Le meurtre y raisonne comme la perte fatale de l’innocence, à l’image du décor de plage à la virginité défigurée. Pour la suite, c’est un défilé de coups de cœur incontournables.
Dans l’esprit, Xavier Bouyssou se rapproche du Blutch de « Donaldville » avec son « Stoopy Doo – Where are you ! », parodie postmoderne d’un célèbre cartoon qu’il est inutile de citer : le héros éponyme y est devenu un homme se comportant comme le célèbre poltron canin, tandis que ses compagnons sont réduits à leur silhouette sans visages. Le dessin se révèle de toute beauté derrière ses imperfections assumées, partiellement resté à l’état d’esquisse. À cause de cet individu nu évoluant à quatre pattes avec le plus parfait naturel sans que personne ne s’en inquiète, les situations habituellement rencontrées dans le dessin animé se colorent de nuances de plus en plus étranges et absurdes, jusqu’à laisser apparaître la dimension autobiographique de la chose. S’y élabore le portrait du dessinateur, irresponsable et complexé derrière son apparente désinhibition. Les fantômes croisés dans le récit deviennent alors ceux de l’intime et des doutes existenciels.
La superbe épure d’Alexis Beauclair ponctue Franky 3 de cinq planches qui poursuivent et approfondissent son travail sur la ligne. Haïkus graphiques pleins de sensualité, poèmes synesthésiques où le trait affleure à la surface de la page comme la caresse sur l’épiderme, rhétoriques amoureuses de la rencontre et du contact, du croisement et de l’éloignement, de la contamination des sens et de l’esprit, ces pages ouvrent de beaux horizons sur l’avenir d’un dessinateur à suivre de très près.
Le long poème graphique de Sammy Stein fait également partie du podium de cette livraison. D’une beauté mystérieuse et abstraite, l’ « histoire » que le dessinateur dévide au fil des planches emmène dans les profondeurs fantasmagoriques d’une éclosion au sein d’un univers à la cérébralité aride. En réalité, c’est ni plus ni moins à la naissance d’une émotion qu’il nous fait assister : reptilienne et rampante, elle remue les entrailles, aérienne et enlevée, elle cueille les fleurs d’un Idéal toujours plus éloigné. C’est ainsi que naissent les larmes.
Enfin, saluons le retour d’un très grand jeune talent découvert l’an dernier : Lasse & Russe. Après le formidable zine Upper Mantle, les six planches (seulement) de son nouveau récit font l’effet d’une bombe. On reconnait immédiatement les cadrages psychédéliques, emboitements de formes géométriques en une tapisserie indienne qui laisse s’échapper des effluves narcoleptiques. Mais Lasse & Russe va plus loin en intégrant à l’intérieur de sa sidérante première case des entrelacements cubiques pour créer un décor en trompe-l’œil à la lisière du labyrinthe visuel. L’héroïne du récit semble d’ailleurs saturée par cette accumulation de formes à angles aigus qui l’agressent autant qu’elles la désespèrent. On serait tenté d’y voir le récit d’une overdose de l’image imprimée et numérique, et celui des affres d’une conscience menacée de perdre sa réalité dans la pixellisation du monde et son enfermement dans les cadres. Les pulsions destructrices et la fuite de l’héroïne dans une nature salvatrice ne suffisent à guérir ses tourments, et c’est le monde lui-même qu’il faudra anéantir. Le dessinateur élargit sa palette chromatique en intégrant à cette descente aux enfers un orange, un vert et un bleu tout à fait fascinants. Franky a raison de dire qu’il fait chaud : c’est la température qu’atteint notre réalité en combustion.