Ceci n’est pas une bande dessinée. C’est un graphzine. Ce qui ne change pas grand-chose pour le lecteur, sinon qu’il aura des difficultés à trouver ce petit bijou dans ses lieux de perdition habituels. Lorsqu’on pose le pied en territoire graphzine, on pénètre dans un univers de distribution parallèle, confidentiel et la plupart du temps expérimental. Beaucoup d’auteurs et d’éditeurs ont commencé là, et on peut logiquement espérer trouver dans les graphzines contemporains les auteurs de demain. C’est en tout cas ce qui vient à l’esprit devant les pages d’Upper Mantle, que publie le petit éditeur sud-coréen SSE : tout le talent du jeune dessinateur Lasse & Russe s’y exprime (contrairement à ce que son nom indique, il ne s’agit en réalité que d’une seule et même personne). En tout cas, il y est beaucoup question d’underground et d’expériences.

On est immédiatement frappé par le jeu chromatique autour d’un panel très réduit (rouge, bleu, gris, blanc) qui donne tout son relief aux fresques psychédéliques construites au fil des pages, parallèlement à un récit étrange qui a tout du polar lynchien. Du propre aveu de Lasse & Russe, le début du zine rend hommage à un livre pour enfants des années 1970, Sacré Père Noël, de Raymond Briggs. Dans les deux cas, on suit le quotidien pragmatique d’un personnage hors du commun, dont la caractéristique est de distribuer des « cadeaux » aux autres. Mais le héros de Lasse & Russe dégrade considérablement l’atmosphère élaborée par Briggs, empreinte d’un enchantement graphique adéquat à son sujet, puisqu’il s’agit d’un trafiquant de drogue, d’autant plus inquiétant qu’il ne quitte jamais une sorte de combinaison antiradiation, même lorsqu’il prend un bain. Surtout, là où Santa Claus allait soigner ses rênes avant sa tournée annuelle pour le plus grand plaisir des petits et des grands, notre Sugar man préfère égorger des oies pour les couper en morceaux avant de nourrir de leur sang un cheptel de cobras affamés. Cette scène frappante d’horreur et de fascination montre toute la perversion du modèle enfantin, ainsi que la logique effarante du récit qui repose sur un charme vénéneux et dérangé – et évidemment dérangeant. Il est aussi permis d’y voir une réminiscence acide des Cigares du Pharaon d’Hergé, vus de l’autre côté du miroir.

À cet égard, la bande dessinée constitue sans doute une des meilleures expressions graphiques contemporaines liées au psychédélisme, qui ne cesse de renaître de ses cendres depuis la fin des années 1960. Le récit ne se contente pas d’évoquer les drogues et la perception hallucinée qu’elles impliquent, il interroge aussi avec mélancolie et beauté un certain rapport au monde. Le quotidien du dealer est en effet conditionné par une rupture avec son environnement, symbolisée par la combinaison qui le coupe de tout et en particulier de son lien physique avec l’extérieur. Il est aussi victime d’un système qui lui impose le conformisme, puisque cette combinaison s’avérera être l’uniforme du gang auquel il appartient, tandis que l’apparence du clan rival repose sur une uniformisation identique, quoique plus étrange encore. Le motif récurrent des pilules de MDMA ou d’ecstasy, en forme de mains, est sans doute révélateur de la quête du personnage, que l’on peut définir par le désir de renouer avec son existence charnelle ainsi qu’avec une identité plus profonde. C’est ce que peut suggérer encore une case touchante où le personnage appose sa main gantée sur l’image d’un livre représentant des paysages naturels. Les psychotropes n’ont plus vocation à se déconnecter de la réalité, mais bien plutôt à se reconnecter à elle, du moins à son expression la plus pure. Comme pour un poème, Lasse & Russe invente un langage qui permet un passage littéral vers l’au-delà du monde physique, vers l’essence primordiale de l’être en communion avec la nature – ce monde suprasensible des correspondances chères à Baudelaire. Cela est magnifiquement exposé à l’occasion de quelques pages où on suit le héros, évadé de son environnement urbain, se perdant (et se retrouvant) dans une forêt à la végétation féérique. Dans ces moments d’errance, avant qu’il ne soit rattrapé par la fatalité, s’engage une « exploration intérieure grâce aux drogues psychotropes », comme le dirait l’inénarrable Timothy Leary. Celui-ci affirmait également que « les psychédéliques engendrent des états […] de communion puissante et mystique avec les forces de la nature », dont le personnage d’Upper Mantle fait lui aussi l’expérience.

Le titre est d’ailleurs significatif, puisqu’il s’agit d’un terme géologique renvoyant à la partie supérieure de la couche intermédiaire entre le noyau planétaire et la croûte terrestre. Et si le programme narratif d’Upper Mantle s’apparente à une descente, c’est surtout à une descente en soi que l’on assiste, une plongée dans les couches profondes de l’âme, directement reliée aux pulsations du monde, dans les entrailles du terreau nourricier. Si les nombreuses enluminures géométriques improvisées au fil des pages font ressembler les planches à des tapisseries navajo, ce n’est pas un hasard : la bande dessinée y déploie la cartographie chamanique et psychédélique d’un voyage aux tréfonds de la conscience, dont les résonances graphiques valent bien les stridences mélodieuses de la musique américaine de la fin des sixties. De plus l’auteur suggère un jeu de mot savoureux, une polysémie qui déplie les perspectives poétiques du zine : « upper » renvoie aussi au vocabulaire des psychotropes, désignant les excitants, ceux qui font monter, qui font grimper la sève en un magma bouillonnant jusqu’à la surface du réel. Descente et montée, non pas consécutives l’une de l’autre, mais simultanées, qui donnent l’image d’un parcours initiatique en forme de rédemption.

Pas d’apologie des drogues, évidemment, ici – pas plus que chez Baudelaire, Verlaine ou Mallarmé. Juste un appel poétique, brutal, triste, drôle et beau vers l’Ailleurs. Soit une des bandes dessinées les plus excitantes qui aient été donnés de lire ces derniers temps. À consommer sans modération.

 

Upper Mantle est en vente sur le site de l’éditeur, ainsi qu’à la librairie Le Monte en l’air et à la galerie Arts Factory.