À une époque où l’édition est menacée par la dématérialisation, on ne peut qu’être séduit par un livre qui s’affirme en tant qu’objet et dont la totale expérience ne peut être faite qu’à travers sa manipulation. Il y a quelques mois, les éditions Polystyrène en faisaient la démonstration avec le fantastique Thomas & Manon, conçu par Rémi Farnos et Alex Chauvel comme un jeu de piste incitant le lecteur à construire sa propre route pour s’orienter dans l’histoire et dans l’espace. La Mégalopole offre une nouvelle performance de lecture, peut-être moins interactive mais tout aussi fascinante. Il s’agit, comme son sous-titre l’indique, d’ « une histoire à lire à la verticale », les pages se dépliant sur plus de trois mètres pour suivre le parcours d’un extraterrestre, visiteur de marque d’une ville où se conjuguent passé et présent, rêve et réalité, architecture familière et exotisme féérique.

Le caractère « jeunesse » de l’album contribue au charme de l’objet et en constitue même l’essence, tant il invite à renouer avec l’émerveillement des premières fois. Les couleurs et le graphisme foncièrement pop, où se mêlent l’influence du Bauhaus et de Mary Blair, inscrivent le travail de Cléa Dieudonné dans un certain esprit du temps qu’on pourrait rattacher aux miniatures de Wes Anderson, dont le cinéma repose comme ici sur la juxtaposition de détails saturant le plan. Dans La Mégalopole, l’image comme le récit sont même contraints de déborder, de se déployer jusqu’à la fin hors d’eux-mêmes. La miniature tentaculaire se confond alors avec le gigantisme, le modélisme de la grande ville dépassant son cadre pour envahir l’espace de lecture – une pièce n’y suffit pas forcément, et il faut en venir à pousser les meubles ou à s’installer dans un couloir. Le livre débute sur les toits de la mégalopole, dont le lecteur descend peu à peu les étages, jusqu’à se retrouver dans les profondeurs souterraines, entre le royaume d’Hadès et les nappes phréatiques par où les personnages s’échappent et poursuivent leur voyage. Au terme du dépliement/déploiement, on mesure le chemin parcouru et on regarde devant soi l’image de la ville qui s’étale dans toute sa hauteur. La vue est belle, d’en bas, plus belle qu’en haut, où ce vertigineux échelonnement était insoupçonnable. Ce n’est pas le moindre paradoxe d’un livre qui les cultive derrière son apparente simplicité.

Le dépliement narratif participe d’une expérience de lecture qui n’est pas sans rappeler la tapisserie médiévale, la fresque ou encore le telero pictural : les personnages apparaissent plusieurs fois dans l’image, mais à des moments différents. Leur parcours est traçable grâce aux dépliages successifs qui font de chaque niveau un moment du récit et une nouvelle découverte de la ville. Nul besoin de cases, donc, puisque le regard se charge d’isoler chaque étage pour reconstituer les étapes de la visite, avant de les inclure dans l’ensemble du paysage. En nous faisant suivre le personnage de l’alien, Cléa Dieudonné prolonge un vieux principe narratif qui consiste à confronter le lecteur à une réalité familière à travers les yeux d’un étranger pour en adopter le regard, neuf et singulier. La visite de cette ville étonnante tire ainsi peut-être son originalité de la subjectivité de cet Autre pour qui notre monde, réduit à un microcosme urbain, recèle d’étonnantes merveilles – que nous redécouvrons à notre tour. Cette vision naïve, au bon sens du terme car fraîche et nouvelle, rejoint la dimension enfantine de l’album, qui s’étend encore dans la construction même de l’image. Si la lecture est verticale, c’est bien sûr parce que l’évolution du personnage se fait dans la hauteur (du ciel d’où il arrive en soucoupe-volante aux toits de la ville jusqu’au sol et au sous-sol) mais aussi parce que la représentation, en se dévidant, réactive le principe de la perspective étagée, telle qu’elle était pratiquée au Moyen-âge avant les bouleversements du Quattrocento. La perspective étagée repose sur ce principe de verticalité que promet dès son sous-titre La Mégalopole, les plans successifs horizontaux étant rabattus les uns au-dessus des autres, ramenés dans l’image à un échelonnement vertical. Cette technique rudimentaire, dépassée par les illusions tridimensionnelles de la perspective géométrique, permet de renouer avec l’expérience primitive et naïve des premières images, des premières visions du monde, des premières représentations, des premières fois. Le monde qui se déploie dans La Mégalopole, c’est incontestablement le nôtre, mais vu par un regard vierge de tout préjugé, sans recul perceptif ou culturel.

Cette expérience de la primitivité nous conduit d’ailleurs à une ultime rencontre qui fait de la descente verticale du récit une plongée dans les tréfonds de l’Inconscient, que seules la descente en soi et la remise en perspective du regard permettent d’excaver. La Mégalopole se fait ainsi l’histoire d’une rencontre avec l’Autre en soi, cette identité enfouie sous la culture et l’imaginaire collectif, qui sommeille jusqu’à l’union inattendue avec l’inconnu.