Il n’a échappé à personne que le puissant groupe new-yorkais Mobb Deep vit désormais chez G-Unit, maison mère d’un 50 Cent (trop) présent dans toutes les sorties de son écurie florissante. Mais c’était sans compter la fougue et la personnalité de ceux qu’il a choisis. Prodigy enregistre et écrit pratiquement tous les jours et s’esquive donc le temps de deux disques en mode indépendant (« Mobb Deep est toujours avec 50 Cent et G-Unit, mais ma carrière solo est menée en indépendant. Koch Records ne censure pas mes paroles et me laisse une totale liberté, ce qui n’est pas totalement le cas chez G-Unit, notamment pour l’album Blood money« …). 50 Cent est le premier fan de ce groupe qu’il a signé pour 2 milliards de dollars (plus deux Porsche neuves et des maisons offertes à Havoc et Pee, entres autres…) et quelques albums à la clef. Mobb Deep est un de ces groupes qui constitue un des ponts du rap, qui l’équilibre en quelque sorte, mais qui n’est pas lui-même équilibré ; ce qui donne cette saveur si atypique, ce parcours si tendu et élevé. Toujours en lente mais forte progression, leur ascension est unique et atypique dans l’histoire du rap. Toujours au bord de la brèche, largué par des labels qui ont pourtant des classiques dans leurs catalogues (Hell on earth, Infamous, Murda muzik, Amerikaz nightmare….). Leur première sortie officielle, Juvenile hell, accueillait déjà en 1993 une certaine crème de producteurs expérimentés, à savoir Large Professor, Dj Premier ou le précoce Havoc. Aujourd’hui hébergé par un Curtis Jackson en mode people, le groupe prépare un nouvel album mais également des travaux en parallèle. Havoc est en train de terminer son album solo ; Prodigy, lui, est sur le point de sortir son deuxième opus. Entre-temps, il propose une mixtape, un street CD qui ne passera pas inaperçu tant sa qualité est quasi-irréprochable.

Né en 1974 à Hempstead, Long Island, adopté par Queensbridge (NYC) et ses rimeurs à double tranchants (Poet, Cormega, Kool G Rap, Big Noyd, Mc Shan, Tragedy Khadafy, Screwball, etc.), Prodigy est un artiste qui n’arrête jamais de serpenter et d’écrire, malgré ses nombreux problèmes de santé. Empruntant ici le nom de Bumpy Johnson (gangster américain d’origine africaine qui sévit à Harlem au début du siècle dernier), Prodigy pose immédiatement une vision décalée et onirique de son oeuvre (avec le splendide visuel de la pochette), choisissant de ne pas s’écarter de ses origines et de ses racines, de ces essences issues du gangstérisme et de l’imagination créatrice qui ne l’ont jamais vraiment quittés. De fait, Bumpy Johnson était aussi un écrivain, poète, lecteur avide de livres philosophiques et historiques (lus principalement derrière les barreaux), mais aussi artiste qui a participé à la fameuse Harlem renaissance que le monde artistique afro-américain a offert aux Etats-Unis après la Première Guerre mondiale. Ancien étudiant de la fameuse école Graphic Arts de Manhattan (où il a rencontré Havoc), Prodigy reste alors dans la rue jusqu’au bout, même s’il est évidemment aussi axé sur l’argent et ses diablotins. Dans la superbe vidéo de la claque Mac 10 handle, on le voit seul dans son petit appartement, sa bouteille de Jack, ses drogues dures, ses flingues et son couteau qu’il plante dans un sofa ensanglanté, à côté du Diable qu’il voit à ses côtés…

Récompensé par le Village Voice pour cette superbe vidéo conçue pour Mac 10 handle, Prodigy continue de verser son oeuvre dans une terminologie hallucinatoire, de poser son phrasé de plus en plus rauque et inventif, le tout entouré de leucocytes pourris et de larmes de vie. Les paradoxe centraux de la personnalité de ce géniteur de poèmes en font une figure incontournable de la scène rap d’aujourd’hui, de demain et d’hier. Il n’y a pas chez Pee de teintes fluorescentes ou de refrains R&B sirupeux, pas de baisse de tension au niveau du flow, rien que du son à géométrie tendue, des textes qui évoquent aussi bien le gouffre que la chatte et la weed, les AK-47 et la morphine, les nuages de coke et les fantômes du Queens qu’il aperçoit dans un miroir flou. Qu’il explose d’ailleurs à coups de lame d’un couteau pointé comme une diatribe démoniaque. L’univers cinématographique de cet opus déborde de pulsations cardiaques accélérées à la codéine et la sueur. Lorsque P recharge son Mac 10 (vous l’avez compris, le titre n’est pas une référence au mac et à leurs putes, mais au Mac 10 utilisé par plusieurs armées sur la planète), reste dans sa chambre de 30m2, seul face au diable, affrontant sa maladie en écrivant des phrasés sciés à coups de vocabulaire armé, il ne joue pas à l’acteur. Il montre sa vie. Alors qu’il aurait pu se poser à Hollywood avec 50 Cent, se reposer tranquille, faire du son pop, prendre des putes à gros culs et jeter sa thune à ta gueule, Prodigy préfère peser sur des sons froids et durs, enfermé avec ses démons. Marqué par la violence et la maladie (touché par la « Second Cell Disease », cela fait six ans qu’il aurait dû y passer selon les docteurs des quatre coins du globe), Pee excelle en matière de métaphores graves, de descriptions alambiquées et brutes à la fois, de combat rap à la sémantique chargée en joutes de mots. La réussite qu’il a rencontrée dans sa jeune carrière -commencée très tôt à Long Island, Staten Island et surtout South Jamaica Queens, un des endroits les plus violents des Etats-Unis- n’a jamais eu d’effets néfastes sur cette tendance. Surproductif et fièrement indépendant dans sa façon de créer, toujours sur la brèche, P représente une Grosse Pomme en train de se (faire) bouffer de l’intérieur à coups de beefs mal placés. Pour exemple, voir les frasques de Cam’Ron des Diplomats qui crache sur Curtis « Fifty » Jackson et Jaÿ-Z ou Agallah qui éclabousse Tru Life, tandis que le sud s’en mêle avec Bun B et Pimp C (UGK) qui commencent à prendre de l’ampleur et du boeuf new-yorkais au petit déjeuner.

Prodigy est loin de tout ce bordel organisé. Il s’est d’ailleurs payé le luxe de sampler un ex-ennemi de la côte Ouest (Tupac Shakur, qui lui a envoyé une rime assassine qu’il n’a jamais oublié : « Tu crèveras avant moi à cause de ta maladie de merde… ») sur la bombe New York shit. Return of the mac est une parfaite mise en abîme de la décrépitude flamboyante de la ville de Mobb Deep, le groupe que Pee partage avec Havoc. Le disque de l’auteur de H.N.I.C (dont la suite doit sortir avant de la fin 2007, toujours sur Koch Records) est bourré de clin d’oeils de travers en direction des flics, des putes et des dealers, des homicides et des meurtres, de la puanteur urbaine et des surprises armées de la ville, personnage central de cet opus. Orchestré par Alchemist, ex élève de Dj Muggs et producteur haut de gamme, le disque s’écoute en boucle, sans sauter une seconde, y compris les interludes qui rendent hommage à feu James Brown (Down & out in New York City), à son album culte réalisé pour le film Black Caesar mais aussi aux légendes, comme Kool G. Rap, une figure majeure de l’écurie new-yorkaise. Et même si les puristes reconnaîtront ici quelques titres déjà édités (le superbe What’s poppin dunn, présent sur The Chemistry files de ALC), cette mixtape éclabousse des beats bouillants (Rap or death feat. Kurupt et sa nouvelle équipe), de phrasés rauques (New York shit, 7 heaven) décalqués des trottoirs tachés de rouge et de chair (Murder murder) en mode Blaxploitation (Mac 10 handle) ou amour viandé en cinq (Stuck 2 U, Stop fronting). En phase avec son époque, bouillant et dérangé, futuriste mais aussi boisé d’hommages (Legends), ce produit pur est une aubaine pour ceux qui pensaient que Mobb Deep allait se fracasser le crâne contre les pièces de 50 Cent.

Return of the mac est une oeuvre parfaitement mise en boite par un Alchemist au meilleur de sa forme et un Prodigy qui confirme son statut de lyriciste de plus en plus talentueux (en place depuis 1993). Fan de Mobb Deep et autres acharnés des frasques ahurissantes qui sortent souvent de New York (quoiqu’on en dise, le rap est né et mourra là-bas), ruez vous sur ce produit, mais aussi sur les mixtapes parallèles qui circulent sur Internet, avec des morceaux supplémentaires comme les bombes nucléaires Sidewayz (produit par Ill Will) ou Sold my soul (où Prodigy explique qu’il a « vendu récemment son âme au diable » ; comprendre G-Unit). Le pognon ne cesse de rentrer dans son crâne fêlé, mais l’homme a choisi de refaire un tour dans « l’underground » des requins vicieux mais heureux, à savoir le label Koch Records (et non G-Unit et ses soldats déformés par l’Oncle Sam). Prodigy continue son parcours sans faute, renouant avec une certaine classe outrancière, celle que Nas a connu lorsqu’il a écrit New York state of mind ou encore celle de Ghostface Killah lorsqu’il pond (avec Pee en featuring, bien sûr) l’impeccable Trials of life, produit avec classe par un certain Dj Green Lantern, autre grosse lumière de NYC qui a quitté Eminem pour lui aussi se replonger dans la merde active des sous-sols de la ville que Guliani a défoncé. Un parfait portrait d’une de ces villes urbaines, où chaque minute voit s’étaler une douzaine d’homicides en moyenne, mais aussi un millier de rappeurs qui remontent à la surface.