Quatrième film de Shyamalan depuis le coup de tonnerre Sixième sens. Entre temps, les moins convaincus ont eu le temps de se persuader du talent hors-normes du cinéaste, son oeuvre ayant sans cesse gagné en puissance jusqu’au phénoménal Signes, prototype néoclassique à la perfection sidérante. Voici donc Le Village, qui poursuit dans la veine d’une épouvante rurale, à l’ancienne, en prenant pour décor un hameau perdu au milieu d’une inquiétante forêt. Sans temporalité précise, le film ressemble à une sorte de western médiéval, avec ses personnages sortis d’un autre âge : organisés en petite communauté, avec ses rites et ses terreurs ancestrales -en l’occurrence, la présence de créatures terrifiantes vivant dans la forêt avoisinante. La hache de guerre est déterrée par l’irruption d’un villageois dans le domaine des créatures. Commence alors une longue période de terreur…

Des derniers films de Shyamalan, Le Village est celui qui porte la singularité du cinéaste à son paroxysme, refusant par exemple le bel équilibre classique de Signes pour une incandescence lyrique, un goût pour l’effet forain qui paraîtraient déplacés s’il ne témoignaient avant tout de l’incroyable panache du cinéaste. Il suffit de quelques plans au ralenti (deux soeurs balayent sur le parvis de leur demeure en tournoyant), du recours continuel à la musique entraînante de James Newton Howard, pour se rendre compte que ce qui intéresse Shyamalan n’est plus la blancheur originelle du genre (Signes et la pureté incroyable de sa mise en scène), mais sa capacité à résister à une forme plus ample, proprement classique et américaine, de mélodrame fougueux et chevaleresque. Belle histoire d’amour entre une aveugle gracieuse (Bryce Dallas Howard) et le bourru mais courageux Lucius (Joaquin Phoenix), le film s’emploie à mêler les genres, tissant une broderie sensorielle saturée d’états contradictoires pour en revenir, toujours, à des émotions très simples : rire, tristesse, effarement, peur primale.

Shyamalan jongle de scènes en scènes sur un fil très ténu, allant jusqu’à oser le pire sans même que l’on s’en rende compte : scène de sauvetage au ralenti sur piano et violons ; apparition de créatures qui semblent costumées comme de vieilles breloques, à mille lieues des avancées numériques en matière d’effets spéciaux. C’est de cet aspect résolument baroque que Le Village tire sa poésie funèbre et vénéneuse : ciel blanc comme un linge, ambiance aqueuse, carnaval d’épouvante où s’opposent couleurs livides (vert et marron de la forêt, des prairies et des boues hivernales) et tâches obscènes et magnifiques (le rouge vif et le jaune des costumes). Non seulement un tel film fait le lien entre le charlatanesque dilué de Sixième sens et l’épure tendue de Signes, mais il renouvelle la faculté inouïe de Shyamalan à créer des dispositifs de terreur : les rencontres avec les créatures, atteignant un degré d’effroi pas vu depuis Kaïro, alternent entre jeu de champ / contre-champ et plans-séquences inouïs. Shyamalan est le Maradona de l’épouvante moderne, un funambule dont l’aisance technique est capable de faire cohabiter une quantité improbable de régimes, de vitesses et de niveaux de jeu : frontalité et simplicité, concision du geste et gonflement halluciné des effets, raideur fière et souplesse prodigieuse, calcul pur et simple (la fin à tiroirs très Sixième sens) et improvisation géniale (le plan-séquence extraordinaire de la rencontre finale avec une créature). De dribbles en dribbles, de films en films, son style forain s’impose comme l’un des plus beaux joyaux du fantastique contemporain.