Enrico Pieranunzi et Bert Van den Brink partagent plus qu’un même instrument, le piano : voici deux artistes chez qui, malgré la différence de génération, on retrouve des penchants évoquant irrésistiblement Bill Evans -influence commune que renforcent une solide expérience classique ainsi qu’un passage aux côtés de Lee Konitz. Enregistré en mars 1999 pour le label dirigé par Hein Van de Geyn, ce splendide album convainc dès les premiers déluges sonores et le « pianisme » outrancier, dans lesquels il aurait pu verser. Là n’est assurément pas le travers de ces deux musiciens de tout premier plan sur les scènes européenne et mondiale, dont la rencontre inattendue, dans cet « inextricable labyrinthe de cordes, marteaux et touches où l’on pourrait facilement s’égarer » (pour citer le petit texte de Pieranunzi qui accompagne le disque), donne l’un des plus beaux moments de piano de ces derniers temps.

La formule n’est pourtant pas des moins dangereuses : on épingle si volontiers les pianistes d’aujourd’hui pour l’aspect vainement démonstratif et la surenchère technique de leurs interprétations que l’on a tout à craindre d’une multiplication par deux de l’étendue du clavier… Certains s’y sont essayés avec fruit : Pete Johnson, Meade Lux Lewis et Albert Ammons se produisent même en trio de piano boogie-woogie à la fin des années trente, Martial Solal a joué avec Joachim Kâhn, Herbie Hancock avec Chick Corea dans un double album resté célèbre, Corea encore avec Keith Jarrett ; Daedalus Wings est à placer à la suite de ces réussites. Le répertoire équilibré propose trois pièces composées par l’un ou l’autre (dont le splendide Woods, écrit par le Flamand, en ouverture), cinq thèmes en commun (pièces courtes ainsi qu’une suite en quatre mouvements qui donne son titre au disque) et un assortiment de standards parmi lesquels I can’t get started dont chacun, tour à tour, donne une version, et un parcours ellingtonien d’une dizaine de minutes où les deux pianistes nous baladent d’In a sentimental mood à It don’t mean a thing en passant par Caravan et Prelude to a kiss.

Loin de perdre l’auditeur dans une pâte monochrome, les duettistes se partagent les rôles avec science et habileté, volubiles sans bavardages, virtuoses sans excès ; on repère par moments ces touches impressionnistes qui caractérisent le jeu de Pieranunzi, l’art délicat et semblable de Van den Brink le nuançant magnifiquement sans jamais l’altérer. Tout reste parfaitement lisible dans ces jeux à quatre mains qui permettent la dérive vers l’aventure. « Deux pianistes deviennent une musique, un seul instrument », écrit encore l’Italien. Servis par une parfaite connaissance et un même amour de leur instrument, Pieranunzi et Van den Brink façonnent ici un monde pianistique séduisant et passionnant de bout en bout, résolvant l’énigme de ce dédale métaphorique et musical où bien d’autres seraient perdus.