Surprenante trajectoire que celle de Jeff Nichols. Propulsé sur le devant de la scène dès son deuxième essai (Take Shelter), ce natif de l’Arkansas a par la suite semblé lever le pied, profitant de chaque nouveau film (déjà cinq, à moins de quarante ans) pour minorer les énormes promesses que la cinéphilie avait tôt fait d’installer sur ses épaules de prodige. Sans être des ratages, loin s’en faut, Mud et Midnight Special donnaient néanmoins la sensation d’avoir été freinés dans leur élan, comme si Nichols s’évertuait à conduire ses récits en deçà de l’intensité que leurs points de départ laissent chaque fois présager.

Dans Loving, il revient sur un épisode juridique à la fois méconnu et emblématique de l’histoire américaine. Richard est blanc, Mildred est noire, les deux sont nés dans un petit village de Virginie, où ils habitent et souhaitent élever leurs futurs enfants. On est à la fin des années 50. Secrètement marié à Washington DC, le couple va subir de plein fouet les lois ségrégationnistes du Vieux Dominion, qui prohibe les unions mixtes et va donc les contraindre à plier bagages. De cette true story à fort potentiel dramatique, le cinéaste s’emploie surtout à exploiter les zones intermédiaires et les temps calmes, ramassant une décennie de contraintes et d’humiliations sous la forme d’un précipité de scènes courtes, quotidiennes, parfois presque anecdotiques. Loin d’accentuer les remous du film à thèse, la mise en scène cherchera ainsi davantage à faire le dos rond, son pouls calé sur la témérité silencieuse de ses conjoints.

L’intelligence de Loving consiste en fait à jouer en permanence du contraste entre la modestie discrète de cet amour, et l’ampleur symbolique, le retentissement médiatique que cette union eut à l’échelle du pays — après quelques années de résignation de la part des victimes, la Cour suprême s’empara de l’affaire, et finit par reconnaitre comme anticonstitutionnelle toute interdiction de mariage dit « inter-racial ». Un contraste d’autant plus fort que le couple, beauté du hasard, s’appelait « Loving ». Ainsi résumé sous la bannière de l’évidence, le procès tenu en 1967 ne faisait guère de doutes quant à son issue : ce n’était pas un couple anonyme contre un petit juge local, c’était “Loving v. Virginia” — l’amour contre l’État de Virginie.

Dès lors, Nichols s’appuie sans insistance sur cette coïncidence du destin (un nom parle à la place de ceux qui le portent) pour délicatement alléger son film de l’encombrant attirail de la fiction judiciaire (pas de procès à proprement parler, presque aucune confrontation entre les parties), et soulager par là-même le couple de devenir, contre son gré, le fer de lance d’une bataille civique. Rétifs à s’exposer, les Loving prêteront à leurs avocats leur cas juridique, mais pas grand chose de plus — si ce n’est un reportage photographique dans Life, que le film traite paradoxalement comme une petite bulle d’intimité enveloppante. En retour, l’histoire leur préservera une certaine confidentialité (jusqu’à récemment, le couple incarnait même les grands oubliés de l’épopée — jamais achevée — de la lutte contre les discriminations raciales aux États-Unis).

Si le film ne dit même jamais si les intéressés retireront de cette victoire une certaine fierté, c’est que son intérêt est ailleurs : il se situe davantage dans la prise de conscience patiente, et progressivement bouleversante, que cette aventure aura épargné totalement la nature de leur amour (“Dites leur que j’aime ma femme” demandera simplement M. Loving à son avocat, au moment où celui-ci s’apprête à défendre l’affaire devant la Cour suprême). Et Nichols de venir méthodiquement enregistrer cette permanence-là, la persistance naturelle et discrète d’un sentiment, qui refuse d’être déstabilisé par le tangage des événements et les brusques accélérations de l’Histoire. Le récit se déroule sur à peu près dix ans, et pourtant c’est comme si rien ne venait éroder la relation entre Mr. & Mrs. Loving.

À la fois ensemble et toujours séparé, le couple forme ainsi un centre de gravité à deux corps, l’un et l’autre semblant pareillement intérioriser l’empreinte des épreuves qui s’accumulent. Loving rappelle d’ailleurs combien le cinéma de Nichols pourrait se résumer à la déclinaison de cette seule expression : un visage crispé par la détermination, progressivement recouvert par l’inquiétude où le mènent ses résolutions. Le film creuse ainsi sa force tragique à la marge de ses péripéties, sous les radars des passages obligés du drama, dépliant toutes les nuances de cet amour infrangible mais frustré dans les innombrables regards que s’échangeront deux heures durant Joel Edgerton et Ruth Negga. À partir de leur arrestation où, arrachés à l’intimité de leur chambre, les conjoints seront répartis dans deux cellules différentes, et jusqu’à l’annonce de leur disculpation, il faut voir comment la mise en scène s’attache à raréfier leurs étreintes, tout en dévoilant à chaque séquence, par petites touches sobres, la rigidité inflexible de cet idéal conjugal.

On se souvient que dans Midnight Special, une famille était déjà contrainte à l’errance et à la clandestinité. D’un film à l’autre, on dirait que Nichols cherche à éprouver et radiographier le magnétisme des liens familiaux, en remodelant au gré des genres les forces qui menacent et consolident l’intégrité d’une famille. Avec le souci, toujours, de s’attarder sur la témérité muette, renfrognée, courageuse, de l’ordinaire (d’une relation) dans l’extraordinaire (d’une situation). Un réflexe centripète qui ramène chaque fois à une dimension intime et presque confidentielle le souffle spectaculaire de ses récits. Dans Loving, cette manière de retenir les énergies proliférantes de son sujet a malheureusement aussi son revers, une sorte de banalité ronronnante et artificiellement entretenue, accusée par le regard étonnamment emprunté que Nichols porte parfois sur ses personnages. C’est assez pour sentir s’échapper, une nouvelle fois, un chef-d’oeuvre pourtant à portée de main du cinéaste. Mais qu’importe : même recroquevillé derrière sa timidité d’homme des champs, celui-ci continue de faire entendre une des voix les plus sereines du cinéma américain.

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