De quelle splendeur, de quel cimetière parle-t-on ? Il semble d’abord que le cimetière a été oublié, mais s’apprête à refaire surface. Le premier plan regarde ainsi le travail patient d’une pelleteuse, image certes au bord du cliché quand il s’agit de faire se rencontrer passé et futur. Mais pour qui connaît les films de Weerasethakul, il y a fort à parier que des âmes ensevelies n’y demandent qu’à remonter. Reste à savoir sous quelle forme et surtout, avec quelle tranquille sidération le spectateur sera bientôt témoin de leur apparition.

Pourtant, nul fantôme paisible ne viendra cette fois nous fixer de ses yeux rouges, ni s’inviter au repas des familles (Oncle Boonmee). La cohabitation entre ici et autrefois, consubstantielle à la mythologie personnelle du cinéaste, n’est plus une affaire de partage horizontal du plan, mais délibérément vertical. Une invisible énergie relie ainsi le dessus et le dessous, les fantômes agissent en démiurges souterrains. Cette topographie engage Cemetery of Splendor sur la voie d’une stricte répartition entre profondeur et surface. Des roues à aubes de fortune peuvent bien ponctuer le film, battre en vain la surface scintillante d’un lac, rien ne remontera de ses profondeurs. C’est souvent la force du cinéma de Weerasethakul pourtant, que d’oser déchirer le continuum de ses images pour faire basculer le film immédiatement ailleurs, par la magie d’un hiatus savamment orchestré. : joie du twist, de la reconfiguration bienfaitrice. Mais le cinéaste a volontairement choisi ici une forme plus étale, presque décevante en regard de la puissance habituelle de ses visions. La parole seule prend en charge ce poids de hantise qui lui est coutumier, afin de faire dialoguer fantômes et vivants. La parole, mais aussi son corollaire, l’écoute attentive, le souci de recueillir ce qui tient autant de la mémoire que des légendes.

Cependant, cette parole ne se donne pas d’emblée ; elle se conquiert, s’approche à force de caresses. Il en va ainsi pour Jenjira (incarnée au plus près d’elle-même par l’actrice fétiche de Weerasethakul, Jenjira Pongpas Widner, qui garde ainsi son prénom). Elle officie dans une ancienne école reconvertie en hôpital militaire, pour des soldats en proie à une étrange narcolepsie qui les tient endormis la plupart du temps. C’est à force de soins que Jenjira va peu à peu entrer en empathie avec l’un d’eux, dont elle ne sait d’abord que le nom (Itt) et la douceur de la peau, avant de trouver son journal intime. La peau et l’écrit, deux surfaces également mystérieuses, sur lesquelles Jenjira va d’abord projeter ses propres fantasmes, avant que Keng, une jeune femme télépathe, ne lui permette d’entrer progressivement en contact avec l’outremonde habité ou bien rêvé, par les soldats. La beauté du film tient justement à ce que ses plans fassent écran, pure surface de projection où joue le voisinage étymologique de l’hôpital et de l’hospitalité, qui invite chacun à entrer dans le film par la voie de sa propre rêverie. A ce titre, le dispositif de luminothérapie choisi au mitan du récit par Weerasethakul fonctionne grâce à son évidence : des variations colorées baignent la chambre des soldats, qui ont pour le spectateur les mêmes propriétés. De longs tubes recourbés sur chaque lit semblent faire advenir la lumière depuis le sous-sol, tout en ponctuant la profondeur de champ, comme pour une haie d’honneur : de cette manière Weerasethakul nous invite à entrer sans retour dans son film, avec la bienveillance du conteur seul à même de nous faire accepter la présence inquiète des fantômes malgré la lumière rassurante du chevet.

Le mélange habituel au cinéaste de prosaïsme et de mythologie peut dès lors s’en tenir au strict respect d’un arte povera assumé. Deux jeunes femmes s’attablent auprès de Jenjira comme si elles revenaient d’un shopping à Bangkok : et voici deux déesses millénaires qui lui révèlent la présence, sous l’hôpital, d’un cimetière où des rois anciens tiennent les soldats en leur pouvoir, pour mieux continuer leurs antiques batailles. Plus tard, Keng la jeune télépathe possédée par Itt, fera visiter à Jenjira un mystérieux palais, seulement décrit tandis que les personnages arpentent un bois voisin et délabré. Ainsi de la Thaïlande contemporaine, absorbée par la tâche infinie de se reconstruire, dont le futur inquiété par la dictature peine à se matérialiser sur les décombres de sa splendeur passée. En définitive, c’est la puissance aujourd’hui simplement évocatrice de son cinéma qui permet à Weerasethakul de trouver sa forme pleine, où précisément l’évocation résonne à la fois comme un charme et une plainte, qui nous assigne même au cœur du rêve à garder les yeux grands ouverts.