Entre Toy Story et Vice Versa, vingt ans ont passé et un coffre à jouet a fait le voyage jusque dans la tête d’une petite fille. Qu’y trouve-t-on, dans cette tête d’enfant, en lieu et place des jouets d’Andy ? Cinq petits personnages colorés, incarnant chacun des émotions élémentaires : Joie, Tristesse, Peur, Dégoût et Colère cohabitent au Quartier Général, tour de contrôle où se commandent en direct les réactions de la petite Riley à tous les stimuli de son quotidien. Cette petite usine cérébrale (où la personnalité de l’enfant se dessine en îles pareilles à des parcs d’attractions, tandis que ses souvenirs sont stockés sous forme de billes colorées) a tout d’un jeu d’éveil. C’est d’ailleurs le premier grand vertige qu’offre le film, qui semble s’émerveiller de son dispositif en même temps que nous tandis qu’il nous livre les clefs de son fonctionnement, comme s’il s’agissait de bidouiller un jouet flambant neuf. Dans cette première partie euphorique où l’enfant n’a que cinq ans, une parfaite adéquation se fait jour entre le monde Pixar et le monde humain : la découverte du monde par Riley est entièrement prise en charge par les cinq émotions, rien ne manque dans un monde où le brocoli est le pire cauchemar d’un enfant.

Riley l’explore dans le bonheur le plus complet: c’est l’enfance du personnage en même temps que celle du film. Ce monde s’offre à elle sans mélange (suscitant ou bien la colère, ou bien le dégoût, ou bien la joie), c’est un pur état de grâce, bientôt mis en danger par le traumatisme d’un déménagement, trauma pixarien par excellence. Au choc du déracinement de Riley, répond un accident dans la petite industrie des méninges, qui voit Joie et Tristesse abandonnées loin du Quartier Général, et Riley plongée dans un état de stupeur dépressive. A partir de là s’opère un grand dérèglement entre le dehors et le dedans : le monde intérieur pixarien soudain ne coïncide plus avec le monde humain, faisant peser sur l’enfant la menace du vide, mais offrant parallèlement au film un terrain inouï d’expérimentation scénaristique.

Le voyage de Joie et de Tristesse à travers la psyché de la petite fille ouvre la voie à un road-movie intérieur, une sorte de remake cérébral du Magicien d’Oz : le chemin est parsemé d’aventures et de découvertes poético-cognitives où l’on croise la Pensée abstraite, la Production des rêves, le Pays de l’imagination… Et dans cet élan de créativité pure, l’univers Pixar semble pouvoir faire entrer la moindre abstraction dans son propre langage, sans risque de perte dans la traduction : la carte vaut pour le territoire. Si le film, d’ailleurs, n’atteint pas la puissance graphique des chefs-d’oeuvres de la firme, c’est peut-être parce qu’il lui faut cette fois délaisser le détournement anthropomorphique pour la création d’un monde ex nihilo, requis par une pure fantaisie.

D’où aussi, peut-être, cette deuxième limite qui tient à la représentation des parents, croqués sans génie sur un mode parents friendly du plus mauvais effet et dont témoigne une scène un peu facile utilisée pour la bande annonce. On sent surtout, ici, une forme de désintérêt profond, d’incapacité pour Pixar à habiter et à délirer la psyché des adultes. La psyché enfantine, à l’inverse, est ici une cour de récréation infinie, une page blanche idéalement vierge de tout cliché et propice à une perpétuelle aventure jalonnée de concepts freudiens (le rêve comme scène, le principe de réalité, la nostalgie de l’objet perdu, la mélancolie…). En cela, le rachat de Pixar par Walt Disney est d’une cohérence absolue, tant Pixar représente pour les enfants d’aujourd’hui ce que Disney fut pour ceux d’hier : une figuration de l’angoisse aux couleurs d’un enchantement.
Si Disney regardait notre enfance, Pixar opère un ultime geste réflexif en faisant de l’enfance regardée, et donc de la mélancolie, son sujet. De Woody et Buzz l’éclair à Joie et Tristesse, c’est le même regard d’observateur bienveillant qui sonde, tapi dans l’ombre, une âme encore trop jeune pour être transparente à elle-même. Car l’ombre demeure l’habitat naturel des créatures Pixar : obscurité des cartons, des coffre à jouets, pénombre sous les lits, derrière les portes, recoins sombres d’une psyché de petite fille. La conscience de Riley est ainsi, à l’instar de la chambre d’Andy, une zone qui échappe à sa surveillance, un monde qui s’anime derrière son dos : comme Andy qui retrouvait ses jouets dans son coffre sans soupçonner les aventures qu’ils avaient vécues, Riley ne soupçonne pas les cheminements tortueux de son âme, elle ne peut que faire l’expérience, parfois brutale, du jaillissement de ses émotions.

Une fois Joie et Tristesse enfin complices dans le dernier mouvement du film, le cerveau de Riley se reconfigurera : à une expérience pure et sans mélange du monde viendront se suppléer des émotions composites, nuancées, plus aptes à traduire une expérience du monde devenue complexe. L’accord entre une âme et son expérience sera retrouvée par cette forme de compromis que Joie et Tristesse s’accorderont mutuellement : la mélancolie, autre mot pour dire que Riley apprend à sortir de l’enfance au moment où elle accepte de la regarder. Toute l’intelligence de la manière Pixar est là, plutôt que dans sa démonstration de la toute puissance de son imaginaire : dans cette façon de céder finalement devant le monde humain, pour soumettre l’enfance au principe de réalité sans sous-estimer la douleur d’une pareille épreuve.