Le regard que l’Europe continentale porte sur la Scandinavie est un regard situé. Tout ce que le Nord fabrique arrive chez nous auréolé d’un nimbe exotique, gelé, mystérieux, fantomatique et souvent éthéré, du cinéma jusqu’aux polars les plus industriels. La production musicale ne fait pas exception, hormis les disques les plus brutaux de groupes comme The Thing, Mats Gustafsson ou certaines sorties de Rune Grammofon. Dans ce paysage mal connu mais somme toute assez balisé, Matti Bye fait figure de salutaire bizarrerie. Presque inconnu chez nous, l’homme jouit d’une notoriété bien plus importante en Suède. Né en 1966, il est surtout connu pour son travail de composition pour le cinéma contemporain ou classique. Matti Bye compose aussi bien pour des films d’aujourd’hui (Faro de Fredrik Edfelt ou Sebbe de Babak Najafi) que pour les monuments de l’histoire mondiale du cinéma, comme Häxan : la sorcellerie à travers les âges de Benjamin Christensen ou La Charrette fantôme de Viktor Sjöstrom. Avec son ensemble, il accompagne aussi en live des films muets et s’est notamment illustré au San Francisco Silent Film Festival où le critique Leonard Maltin l’a salué comme un maître.

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A côté de cette activité, il compose aussi de la musique sans image, surtout au piano. Tona Serenad, excellent label suédois mené par deux merveilleux dandys basés à Stockholm, Joel Danell (connu sous le nom de Musette) et John Henriksson (qui officie sous le pseudonyme Molnbär), a le nez fin de publier ce Bethanien concocté par Bye et Henriksson. La musique qu’on y entend ne tord pas le cou à l’image d’Epinal que la France a de la Suède, mais elle lui donne au contraire une singulière présence, intense et vraie. Matti Bye y joue des compositions au piano, d’un lyrisme toujours retenu, où s’illustrent ses qualités d’improvisateur et de mélodiste, en usant et abusant de la sourdine, tandis que John Henriksson travaille le tout à l’aide de sons électroniques presques insensibles, diaphanes ou transparents, de samples sans origine, comme un enlumineur. Bethanien doit ses beautés aux compositions savantes de Bye – on entend des milliers de réminiscences, dont la plus évidente reste la Mondscheinsonate de Beethoven dans Cutting a Sunbeam – autant qu’au travail de sound design de Henriksson et flotte quelque part entre la musique d’un Satie devenu symphonique et celle d’un John Cage psychédélique, comme la version unplugged d’un disque perdu de Broadcast, que l’on retrouverait en 2024.

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Car le travail de mise en son d’Henriksson n’est pas seulement un travail de production. Il s’agit bien plus, pour lui, de donner à chaque morceau sa patine particulière, comme si chaque titre était exhumé d’un lointain passé. Craquements, bruit de surface, souffles de vent, clochettes et instruments lointains s’invitent tour à tour à côté du piano comme autant de spectres.

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C’est dire ce que l’objet manifeste d’inquiétante étrangeté et de familiarité lointaine. A la fois parfaitement intempestif, étranger au présent et totalement en phase avec les enjeux d’aujourd’hui – peu de disques en 2013 sont rétromaniaques et hypnagogiques comme celui-ci –, Bethanien est comme un météore placide et mélancolique, égaré dans notre galaxie et qui transporte avec lui son lot d’histoires, de fantômes, d’images fugitives. C’est aussi, sans doute possible, le disque le plus puissamment onirique de cet hiver.

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