« Quelles sont les choses heureuses qui donnent envie de tout casser ? »

 

Après Mods et La France, films suaves et raffinés, Serge Bozon revient avec Tip Top pour tout casser : son propre cinéma, le cinéma français, mais aussi la France, telle qu’on a l’habitude de la voir à l’écran. On en sort comme d’un pogo : secoué, mais revigoré.

 

Tip Top est un film très heurté, et même assez agressif dans sa forme. À ce titre, on pourrait croire que tu l’as fait délibérément contre tes films précédents, Mods et La France, qui étaient plus doux. Est-ce le cas ?

Ça ne s’est pas passé comme ça. Après La France, je cherchais un sujet, et Axelle Ropert, qui avait écrit jusqu’ici les scénarios de tous mes films, m’a suggéré de lire ce roman de Bill James, un auteur de polar anglais. Axelle lit beaucoup de polars contemporains, ce qui n’est pas mon cas, et elle pensait que Tip Top me plairait, pour différentes raisons. Dans le livre, il y a une dimension très cynique, un côté « tous pourris » qui ne me plaisait pas trop. Ce que j’ai aimé en revanche, c’est son humour abrupt, qui passe par des dialogues torrentiels, abstraits et arachnéens. Par exemple l’obsession du personnage d’Esther pour le mot « protocole », que j’ai poussée dans le film. Chaque chapitre du livre est une scène, et à chaque fois ce sont des dialogues. Ce ne sont que des scènes très longues, parfois vraiment démentielles. Et j »ai voulu mêler cet humour à une forme d’inquiétude sociale, en ramenant l’histoire dans un contexte très français.

 

Et ce contexte, c’est la question des immigrés.

Oui, c’est une question qui n’apparaît pas du tout dans le livre, puisqu’il se passe dans un milieu très huppé. Ce que j’ai gardé du livre, c’est simplement le principe des deux femmes flics, une qui tape, une qui mate. Et pour trouver ce mélange, je me suis dit qu’il fallait une forme qui ne soit pas douce, pas contemplative ou onirique, mais au contraire toute en ruptures. Mais ce n’était pas un parti-pris théorique, plutôt une suite de décisions casuistiques, de l’écriture au montage, visant à retrouver l’énergie propre à ce qui me plaisait dans le roman. Même si, c’est vrai, j’aime bien essayer des choses différentes. Là, j’ai envie de faire un mélodrame à la Zurlini, un truc romanesque, très linéaire et douloureux. Un film avec un orphelin, ou alors un père et son fils handicapé.

 

Par ailleurs, Mods et La France étaient des films très référencés, pleins de tes goûts, musicaux notamment. Ici, on entend un seul morceau, mais c’est peut-être ton film le plus musical : la mise en scène, comme le dialogue, sont requis par des questions purement rythmiques. Dirais-tu que, paradoxalement, ce film te ressemble plus que les précédents ?

C’est la première fois que je m’implique dans l’écriture : jusqu’ici, Axelle Ropert avait écrit la moindre ligne de mes scénarios, tandis que nous avons vraiment écrit celui-ci à deux, et j’ai écrit beaucoup de scènes seul : celle de Damiens dans le bar au début, celle de Karole Rocher dans le taxi-phone à la fin, celle des deux gamins dans la voiture abandonnée… Alors peut-être que le film me ressemble plus, oui. Et en effet, je ne crois pas qu’on puisse dire que c’est un film « cinéphile », au sens de références identifiables, même si forcément on ne peut pas empêcher la mémoire du cinéma de travailler. Pour ce qui est de la mise en scène, je ne sais pas si elle est « musicale », mais c’est vrai que le film joue beaucoup sur les contrastes, on passe par des moments très doux, des pauses, et puis ça repart très vite.

 

La direction d’acteurs, par exemple, est très musicale : les dialogues, les gestes, sont tout en ruptures, en contretemps…

Oui, il y a beaucoup de contrastes. C’est même une question de mixage : on peut passer par un moment très très doux, et puis ça repart très fort.

 

Comment as-tu préparé le travail avec Huppert et Kiberlain ? Comment leur as-tu présenté leurs rôles, en amont ?

Ça va paraître un peu débile, mais je n’ai pas grand chose à dire à un acteur, avant le tournage. Pour mon premier rendez-vous avec Huppert, j’avais préparé un truc, mais au bout de cinq minutes, comme je parle vite, je savais plus du tout quoi lui dire. On s’est retrouvés avec des grands silences, et je me suis mis à lui parler de Loulou, de Sauve qui peut la vie, etc., un peu pour meubler. Comme elle a de la bouteille, elle a accepté ces silences récurrents un peu ridicules. Mais le producteur a quand même eu un retour de son agent le lendemain lui demandant si le cinéaste n’était pas un peu bizarre. Comme, en plus, je ne suis pas scénariste, je n’aime pas parler des personnages en termes psychologiques… Je n’ai rien contre la psychologie, mais là par exemple, je ne savais pas trop quoi dire d’Esther, donc une fois que je lui avais dit les trucs de base, je ne savais plus du tout quoi dire. Mon travail avec eux dépend vraiment des acteurs. Pour ce qui est de François Damiens, je tenais à faire un film où on arrive à récupérer ce qu’il avait de puissant dans ses improvisations télévisuelles, sans pour autant qu’il fasse un numéro. Il faut savoir que c’est quelqu’un de complètement a-culturel : il ne voit pas de films, ne lit pas les scénarios, ne s’intéresse pas une seconde au cinéma, en rien. Dans la scène où il interrompt le discours à l’amitié franco-algérienne, je lui avais seulement donné des mots, comme « équité », qui revient souvent dans le film. Et ces mots, il ne les comprenait pas, littéralement. Donc il a regardé sur Wikipedia, il s’est fait une petite fiche qu’il a accrochée au décor en face de lui, et ensuite il est parti dans une impro où il enchaîne, « équité, totalité, partialité… », ce qui n’a pas aucun rapport. J’adore le résultat, d’autant qu’il y a un côté très abrupt. Il invente des trucs incroyables. Comme quand il dit : « vous êtes heurtant, Monsieur ! ».

 

Il a beaucoup improvisé ?

Oui, il y a plusieurs scènes où il improvise. Par exemple celle où il se retourne vers Younes dans la voiture pour lui expliquer comment interroger les gens en tant qu’indic. Leur faire cracher le morceau en douceur. J’avais écrit un texte, assez long, mais il n’arrivait pas à le jouer – quand il y a trop de texte, en plan séquence, il n’y arrive pas toujours, c’est pas son truc. Et donc j’ai fini par lui dire : tu improvises. Et il est parti dans ce truc un peu fou, je ne sais pas d’où il a sorti ça, l’idée qu’une personne qu’un indic doit interroger (pour récupérer des infos) doit être « tout sauf placide ». « Ma tête, comment tu l’interprètes ? » : tout ça, ce sont des trucs à lui.

 

La dimension « musicale » passe aussi par là : les mots sont tellement inattendus qu’ils créent une violente cassure dans le rythme, pour tout le monde, y compris les personnages.

 Tout à fait. Pour cette scène, il était en fait assez angoissé, comme tous les acteurs quand ils sont bloqués. Et Damiens a en plus une sorte de noirceur en lui, il dégage une forme de violence, il peut faire un peu peur. D’ailleurs l’acteur qui joue Younès a eu peur quand il s’est retourné brusquement vers lui.

 

Et avec Isabelle Huppert ?

À l’inverse, c’est quelqu’un qui n’improvise pas du tout ses textes. Au début, elle n’était pas forcément très contente, parce qu’elle a l’habitude qu’on fasse la mise en scène en fonction de ce qu’elle propose. Tandis que moi je lui donnais des positions très réfléchies. Je ne suis pas précis sur la psychologie, ce genre de nuances, mais mes indications de mise en scène sont très précises. Je dis : là tu es là, à tel moment du dialogue tu vas sur la chaise, là tu te relèves et tu fais tel type de mouvement, etc. Mais il y a plein de choses qu’Huppert a inventées elle-même. C’est elle qui s’est mise à jouer avec des fleurs, ou avec ses lunettes. Quand elle fait tomber un vase avec un grand geste, ce n’était pas fait exprès, et elle a improvisé à partir de là, en le remettant à sa place. Ce à quoi je tenais, c’est que son personnage ait quelque chose de violent, d’un peu extrême, mais sans donner l’impression qu’il maîtrise la chose comme une sorte de rouleau compresseur qui vient pour taper tout le monde. On a trouvé ça dans un mélange de travail et de hasards, cet air un peu démuni qu’elle a parfois, presque un peu mou, presque un peu endormi. C’est quand même assez incroyable ce qu’elle peut faire, et très complémentaire de Kiberlain : la guerre de l’imagination (Huppert) contre la limpidité (Kiberlain). Ne serait-ce qu’en termes de diction, c’est cette guerre. L’imagination peut conduire au crash amoureux, la limpidité à l’eau dormante – devenir le reflet de l’autre, jute avant que Narcisse plonge, et se noie.

 

As-tu vu In another country ? Elle joue, déjà, sur un registre très burlesque.

Je ne l’ai pas vu. Je n’ai jamais vu un seul film de Hong Sang-soo. Tous mes amis me disent que c’est très bien, mais j’ai un blocage. J’ai beaucoup de gros trous comme ça dans le cinéma asiatique actuel. Mais les gens qui m’en ont parlé m’ont dit qu’elle avait un côté un peu coquine, rigolote vraiment super. Or justement je ne voulais pas que son jeu soit ludique, fantaisiste, je ne voulais surtout pas que ça ait un côté « Absolutely fabulous ». Je voulais quelque chose d’un peu plus inquiétant. Quand Sami Nacéri lui tire les cheveux et qu’elle fait « aaaahh », c’est drôle, mais en même temps c’est franchement étrange. Après, encore une fois, je ne lui ai pas présenté les choses comme ça. Le personnage se construit à partir de mille choses qu’on ne maîtrise pas vraiment, à partir de mes indications, de son état à un moment donné, et de ce qu’a produit le montage. Je pense qu’au départ elle avait imaginé un personnage plus souverain dans sa fantaisie, plus ludique et foufou, et qu’elle a été un peu surprise de découvrir qu’elle avait un personnage plus sombre qu’elle imaginait. Elle se voyait peut-être plus entre Copacabana et Hong Sang-soo, pour caricaturer. Moi-même, je ne savais pas exactement où j’allais.

 

Et Kiberlain ?

Kiberlain, c’est quelqu’un qui est toujours simple comme personne, ce n’est pas compliqué de travailleravec elle. Ce que je voulais d’elle, c’est une certaine limpidité, comme chez une actrice américaine. J’adore la scène où elle va à la rencontre de Samy Nacéri, dans l’hôtel : là elle est, plus que diaphane, elle a une espèce de timidité extrême, on dirait qu’elle va s’envoler. Elle est vraiment très forte, parce que son rôle est assez ingrat au début, c’est une vraie godiche, elle n’a rien à dire, elle est habillée d’une manière qui ne la met pas en valeur. Et elle en fait quelque chose d’aérien, de gracieux, de très dessiné, de très simple, sans effort.

 

En même temps son personnage lui-même évolue, c’est le principe du film…

Oui, l’idée c’est qu’il y a un processus mimétique, donc peu à peu Kiberlain se transforme – sa coupe de cheveux, ses vêtements, ses gestes. Des gens m’ont reproché la fin très abrupte du film, mais l’idée, ce n’était pas d’arrêter en plein vol pour le plaisir, même si ça m’excitait en soi que la fin soit aussi sèche. Mais pour moi, le film est réellement fini. Le sablier intime du film, c’est le processus mimétique entre les deux femmes. Donc à partir du moment où Sally est capable de parler comme Esther, de s’habiller comme elle, de se coiffer comme elle, et même de faire la même chose qu’elle la nuit, le film est fini. Et puis de toute façon, on sait qui sont les méchants, quel est l’intérêt de continuer ? D’un point de vue policier, le film est monstrueusement simple.

 

Comment a réagi Samy Nacéri quand tu lui as proposé un rôle ?

Beaucoup de gens étaient contre cette idée. Moi j’y tenais. Je l’ai rencontré au Sarah Berhardt juste une fois, il est arrivé en jogging, très très épaissi, encore plus que dans le film, un peu perdu. Je lui ai dit que je le trouvais beau, que j’aimais son regard, et que j’avais envie de lui donner un rôle où il y aurait un truc romantique. Il n’avait pas tourné depuis 2005, donc de toute façon il avait une envie folle de tourner. C’est un peu comme quand j’avais pris François Négret dans La France : je n’aime pas l’idée que les acteurs soient blacklistés pour des problèmes personnels, je trouve qu’ils ont pas à subir de double peine.

 

Tu l’aimes dans quoi, Nacéri ?

Ce que j’aime, c’est surtout son visage. Et quelque chose que je fantasmais autour d’une fragilité, d’une sorte de violence mélangée. Quand on cherche, en France, des acteurs qui évoqueraient l’idée d’une vie un peu douloureuse, on peut évidemment aller vers Daniel Duval, vers Richard Boringer, vers Marc Barbé. Pourquoi pas, ils sont tous très intéressants mais ce sont des « hommes d’expérience ». Pas Nacéri, qui m’intéressait pour la même raison que Guillaume Depardieu dans La France : pour l’impression, derrière la brisure, d’une sorte de juvénilité, quelque chose de presque enfantin. Ils ne capitalisent sur aucune expérience. Donc ce ne sont pas des hommes d’expérience. Leurs blessures ne sont pas intégrées à un truc de séduction envers les femmes. Quand tu parles à Samy, on dirait un orphelin, il a l’air perdu comme un enfant. Et parfois il se transforme comme un diable qui sortirait de sa boîte. Guillaume Depardieu, c’était pareil : malgré tous ses problèmes, il avait un côté jouvencelle russe, jeune fille slave, quand il arrivait. C’est très rare, parce qu’en général quand tu es cassé, tu perds ta juvénilité.

 

Ne craignais-tu pas que ce choix soit interprété comme une coquetterie, un dandysme ? Pour La France, tu avais d’abord pensé à Patrick Sébastien pour le rôle de Pascal Gregory…

Si on se préoccupe de tout ce qui peut apparaître comme dandy, on ne fait plus rien – surtout dans mon cas ! Il faut juger sur le résultat, par exemple la scène physique entre lui et Huppert. C’est tout. Est-ce qu’il se passe quelque chose à l’écran entre eux deux ou pas ? Pour moi, la réponse est oui.  Si quelqu’un a une meilleure idée moins « dandy » de casting pour le rôle de Gérald, qu’il le dise. Je suis curieux. Pour le dire autrement, j’ai longtemps pensé que le cinéma bis était tout sauf le centre du cinéma, disons sa périphérie la plus déviante, objet de dévotion pour ados attardés collectionneurs de « Métal Hurlant », etc. Vu ce qu’est l’art et essai français, je pense maintenant le contraire (peut-être aussi sous l’influence d’Emmanuel Levaufre) : on meurt sans ces contrastes « déments » qui viennent au fond du bis. Pourquoi Biette est allé chercher l’acteur fétiche de Franco (Howard Vernon), pourquoi Brisseau est allé se chercher lui-même dans son dernier film, pourquoi Rohmer est-allé chercher Jean-Claude Dreyfus, pourquoi Moullet fait autant tourner Iliana Lolitch, pourquoi Mocky fait autant tourner Jean Abeillé, pourquoi Rozier a une telle tendresse pour Bernard Ménez (sans même parler de Jean Lefebvre) ? On pourrait continuer longtemps. Réponse : parce qu’il y a des corps qui viennent d’horizons tellement étrangers qu’ils permettent de retrouver tout de suite ce qu’était par exemple Chaney pour Browning, c’est-à-dire des sortes de monstres tapis dans les caves où dorment vos enfants et vos femmes, un espace de fiction entre cauchemar archaïque et amour forain. Evidemment, on peut aussi faire des films avec « juste » Valéria Bruni-Tedeschi, Céline Sallette, Louis Garrel, Mathieu Amalric, Léa Seydoux, Clotilde Hesme, Tahar Rahim, Juliette Binoche, Gaspard Ulliel, Audrey Tautou, Romain Duris, Guillaume Canet, Daniel Auteuil, Vincent Lindon, etc. Mais c’est dangereux. Le cinéma a une histoire excessive et impure, c’est aussi ce qui lui donne sa force. La meilleure scène de La fille du 14 juillet (le dîner apocalyptique chez le médecin) est due en grande partie au génie « music-hall » de Serge Trinquecoste. Alors moi je prends Huppert, d’accord, mais non seulement je la mets au milieu d’acteurs ultra-méconnus au jeu aussi racé qu’improbable comme Alain Naron (le commissaire Bontemps), mais surtout je la filme, disons, entre Marlène (chez Sternberg) et Afonso (chez Rozier), pour situer le truc. Glamour ET d’une monstruosité non dépressive, un truc comique et anti-psychanalytique, où personne ne va avoir besoin de creuser les supposés névroses d’Esther pour apprécier le film. Ce qu’elle fait suffit, les motivations ne comptent plus.

 

Avais-tu en tête de faire, littéralement, un film burlesque ? Dans le dossier de presse, Jean Douchet parle de « burlesque moderne ». Le film a en fait deux manières d’être burlesque. L’une, générale et qui s’empare du moindre geste, transforme tous les élans, tous les sentiments, en événements explosifs. L’autre semble plus gratuite, c’est une manière de moucheter le film de micro-événements burlesques un peu solitaires et incongrus. Par exemple à l’amorce de la scène de pique-nique : un enfant passe en courant et tout s’envole, comme sous l’effet d’une tornade provoquée par la course, ce pourrait être un gag de Laurel et Hardy. Comment est venue l’idée de ce gag, par exemple ?

Je ne me souviens plus. Je crois que c’est un effet semi-raté car le vent est censé être indépendant de la course du gamin. Si tu écoutes bien, ce qui n’était pas possible à Cannes, on entend les rafales de vent sur le plan d’avant, et en début de plan, avant que le gamin fouette le champ en passant en courant. C’est un principe de composition rythmique, même si le terme est pédant : toujours chercher des relances dans les ouvertures, et surtout faire exister Rachida Belkacem, pour sa première apparition, comme non pas l’ange du foyer, mais l’ange des HLM, la petite grand-mère qui rentre dans le cadre en ramassant les objets qui se sont envolés. Des objets bien pourris, ce qui va avec le film : gobelets en plastic, serviettes en papier. Donc c’est pas gratuit, je crois. Il fallait qu’elle apparaisse tout de suite comme une sorte de bonne fée banlieusarde (pour le contraste du gros plan à venir sur les orages). Plus généralement, je n’avais pas vraiment en tête de faire un film burlesque. Je voulais peut-être juste creuser le rapport gag abrupt / inquiétude sociale. Chercher des rimes abstraites, comme les trois interventions sur le chômage, qui sont à chaque fois des gags, mais touchent au côté social du film. Encore une fois, je vous dis ça maintenant, parce que le film a décanté, mais je n’avais quasiment aucune idée avant qu’il soit fini. C’est toujours comme ça. Le cerveau se met à fonctionner quand c’est fini. Quand on devient un spectateur. Est-ce qu’il faut être chômage, comme le prétend Esther, pour passer ses soirées à faire la vaisselle en slip ? Au spectateur de répondre. Moi, je défends le film à mort alors j’ai forcément envie de soutenir mordicus que rien n’est gratuit, mais en même temps, quand je fais dire à Mendès, qui essaie de draguer Sally, « Vous ressemblez au chien de Younès », c’est une idée de dialogue assez gratuite, mais je trouve ça drôle, et c’est le genre de libertés que la comédie permet de prendre, je crois.

 

Comment as-tu travaillé la lumière du film, qui a elle-même quelque chose de très cru, et inhabituel dans le cinéma français ?

Oui, c’est à la limite de l’erreur technique, les plans sont presque brûlés. Par rapport à La France, je voulais quelque chose de plus nu, plus maigre. Surtout, comme le film se passait de nos jours, il n’état pas question de faire une lumière trop picturale, qui allait trop « poser » les scènes, et donc risquer de les endormir. Riad Sattouf a des théories très intéressantes sur les dangers de telle ou telle lumière pour tel ou tel type de comique. Comme beaucoup de scènes se passent dans un commissariat, on s’est retrouvé, ma chef opératrice (Céline Bozon, ndlr) et moi, confrontés au problème des murs blancs, qui sont un cauchemar de chef op’. Par exemple, dans Mods, les scènes à l’infirmerie, il faut reconnaître qu’elles sont très très moches. C’est très dur de filmer des murs blancs. On aurait pu contourner le problème, mettre des tapisseries, faire un commissariat bleu clair, mettre des petites ombres pour que ce soit doux, des trucs un peu débiles comme ça. Et finalement, au lieu de contourner le problème, on a décidé de garder ce blanc dans ce qu’il avait de plus brut. L’idée m’est venue en voyant, dans une soirée « Rock & scope » à la Cinémathèque, 2.000 Maniacs, de HG Lewis. Dans le film, il y a des scènes sur fond blanc très graphiques, mais pas fignolées, pas luxurieuses. On a retrouvé ça en utilisant un type de projecteurs qu’on n’utilise plus aujourd’hui, les Fresnels, en les utilisant « à cru », c’est-à-dire sans chercher à diffuser, à corriger. On balance la lumière à fond, et ça donne des ombres très fortes. Par contre, ça marche si tu as trois personnages devant un mur, qui ne bougent pas. Mais si les personnages se mettent à bouger, les ombres se déforment, ça peut devenir horrible. Donc il faut trouver des astuces, pour réussir à garder ce truc frontal et « jeté », sans que les ombres se déforment partout et se mélangent.

 

Les scènes de nuit ont aussi quelque chose de cru, mais le résultat est plus étrange, plus fantomatique.

Même si j’adore la pellicule et que j’aime pas le numérique du tout, je savais que le film sortirait forcément en DCP, et qu’on allait donc faire un étalonnage numérique. Et l’étalonnage numérique permet de faire des corrections par zone, ce qu’on ne peut pas faire avec la pellicule, où c’est toute l’image ou rien. Donc Céline m’a proposé de tourner les scènes de nuit, non pas la nuit, mais entre chien et loup, ce qui permet de voir jusqu’au fond du plan. Si on avait voulu obtenir le même genre de plans en filmant de nuit, il aurait fallu des moyens démentiels, des rangées de projecteurs, c’était un film de Cimino. Ensuite, en numérique, on a baissé les fonds pour qu’ils deviennent nocturnes, tout en gardant le Fresnel à cru au premier plan. Ce qui donne un truc très bizarre, que j’aime vraiment.

 

Le cadre, la lumière du film, ramènent à des films que tu aimes, certains films de Biette par exemple, comme Loin de Manhattan.

 

Je ne sais pas. La lumière des films de Biette est plus naturelle, moins j’aime les trucs discrètement artificieux, un peu tordus et plus « cinéma de genre ». On s’est demandé si on allait tourner en 16.  Céline ne voulait pas, alors que les producteurs étaient intéressés, parce que ça coûte moins cher, évidemment. Mais Céline me disait : ça va se barrer, pendant la nuit, tu vas avoir des remontées de grain qui ne correspondent pas à l’image que tu veux, l’image de série B, aquarium spectral, un peu pauvre mais pas grouillante. Pauvre pas au sens « moche », mais au sens où ça ne donne pas l’impression de quelque chose de trop sophistiqué. Par exemple, The master, de Paul Thomas Anderson, la lumière est très belle, mais là c’est vraiment de la pyrotechnie. Tu te dis : ouah, comment ils ont pu faire ça ? C’est d’une sophistication démentielle, c’est luxurieux. Moi je ne voulais pas du tout d’un truc luxurieux.

 

Cette idée du film comme un « aquarium », qui fait songer à la série B, c’était déjà quelque chose de propre à Mods et à La France. Tes films sont, littéralement, très « cadrés ». Beaucoup de plans fonctionnent comme des petites scènes closes. C’est évident dans Mods, du fait de la cité U, mais dans La France les moments chantés servent en quelque sorte à reconduire ce principe-là en plein air. Que ce soit dans le commissariat, à l’hôtel, sur la bute, au bord du lac, Tip Top fonctionne aussi beaucoup sur ce principe.

C’est encore et toujours la règle des trois de Biette qui est opérante ici. Selon lui, tout film repose sur la lutte mutuelle entre trois « forces » : le projet formel, le récit, la dramaturgie. Or, dans toute comédie non romanesque (on est ici plus proche de Jerry Lewis que de Shop around the corner, pour caricaturer), la dramaturgie prend le dessus puisque l’essentiel, c’est ce que l’acteur va faire (exploser) dans le plan. Il arrive, il fait son numéro, et c’est fini. Alors évidemment, quand on mélange ça à un polar, où la question de l’intrigue comme résolution (d’une énigme) est cruciale, cela fait un sacré combat entre le comique et le récit. Ensuite, on n’est pas obligé de filmer des gags frontalement, bien sûr. Mais la frontalité va de pair, je crois, avec la violence et l’économie qui me semblaient à la base du film. C’est Pierre Léon, le premier, qui a vu mon film comme une tentative, par la dramaturgie comique, de tuer le récit policier, ce qui contribuait selon lui au caractère provocateur du film. Il m’a écrit un truc que j’adore, que la violence de mon film pour le spectateur, y compris dans cette guerre de la dramaturgie contre le récit, est la violence de l’énoncé suivant : « Vous n’aurez rien, parce qu’il n’y a rien à sauver, donc sauvez les meubles vous-mêmes ». Donc c’est une violence liée à l’aspect très inquiet, assez  noir même du film, comme si un désastre obscur, sur lequel personne n’arrive à mettre un nom, avait eu lieu entre la France et l’Algérie. Un marteau est passé entre les deux pays, et nous on navigue entre les éclats dispersés par le marteau, inquiets et retombant peu à peu à l’état animal (hurler, casser, jouir, manger avec les mains, filmer avec les pieds…). Le « marteau (de maçon) sans la faucille », selon la jolie formule de Frédéric Videau ! Je viens d’une famille hyper-communiste.

 

Tip Top peut sembler aux antipodes de tes deux précédents films, mais il les rejoint sur un point : on sent que tu aimes fixer à tes films, a priori, des règles très strictes, un cadre d’opération très net, et en même temps très singulier. Le protocole, c’est ta passion ? D’ailleurs, l’idée même de la discipline traverse les trois films : discipline étudiante (et militaire, déjà) dans Mods, discipline militaire dans La France, ici la police…

Et si j’arrive un jour à faire mon film de prison pendant la révolution tunisienne, tu pourras ajouter la discipline (et les uniformes) de prison ! Je ne sais pas quoi répondre. Cela vient peut-être de mon goût pour les mathématiques et le Mac-mahon, c’est-à-dire pour les choses nettes, imparables et sèches, mais aussi de ma haine du naturalisme comme bouillie informe et semi-hystérique d’un naturel supposé quotidien.

 

Le film aurait pu s’appeler La France. C’est vraiment un film sur la France d’aujourd’hui, via la question de l’immigration.

 

La France, mon précédent film,était censé se passer pendant la Guerre d’Algérie. À chaque fois que j’ai voulu faire des films sur des sujets politiques, pour des questions de production on me les mettait dans des truc plus patrimoniaux. La Guerre de 14/18, je pense pas que ce soit hyper brûlant comme sujet, faut le reconnaître. Du coup j’ai mis des déserteurs, parce que je pensais que c’était ce qu’il y avait de plus litigieux, mais bon… Là, je voulais vraiment faire un film sur le monde d’aujourd’hui. Et pour moi, ce qui en fait un film sur la France, c’est les Arabes. S’il n’y avait pas les Arabes dedans, ça ne serait pas un film si contemporain.

 

Sauf que les Arabes du films ne correspondent à aucun des deux clichés en vigueur dans le cinéma français actuel – « jeunes de banlieue » ou vieux immigrés méritants. On pense plutôt aux Algériens du Police de Pialat.

J’adore les Algériens de Police. Et, voilà, oui, ce ne sont ni les jeunes plus ou moins taulards à la Jacques Audiard, ni les ouvriers dignes dont les enfants ont trahi la modestie. Dans Tip Top, chacun veut prendre la place de l’autre : les Arabes vénèrent les grands hommes d’Etat français, et les Français ne désirent plus que des Arabes, apprennent leur langue, leur religion. Est-ce l’utopie de l’amour ou l’illusion de l’intégration totale, comme me l’a suggéré Olivier Père ? Je ne sais pas.

 

En quoi consistait ton projet sur les révolutions arabes…

Ça se passait dans une prison tunisienne, c’était adapté de quelque chose que j’avais lu dans la presse. Il y avait eu des mutineries dans les prisons, mais étrangement, après avoir viré les matons et pris le pouvoir, ils n’ont pas osé sortir. Pour moi, c’était un truc à la Lino Brocka : pendant une semaine, ils ont autogéré la prison, mais sans sortir, peut-être par peur que le renversement ne soit que provisoire, qu’ils se fassent massacrer dehors… Je rêvais de tourner ça : une semaine, dans la prison autogérée, alors qu’il y a la révolution dehors et qu’eux hésitent à sortir. Mais ça m’a été refusé pour des questions de production.

 

Lors de la présentation du film à Cannes, cette question a suscité un malaise chez une poignée de spectateurs. On les sentait gênés par le fait que le film parle à l’évidence de la France, des Algériens, de quelque chose de très contemporain, mais qu’en même temps on ne sache pas exactement ce qu’il veut dire…

Quand je préparais le film, et à Cannes dans certaines interviews, on m’a demandé : c’est quoi votre discours ? Vous êtes raciste ? Il y a des Algériens partout dans le film, ça veut dire que vous pensez qu’ils sont partout ? Mais il n’y a pas de discours ! Je suis incapable de faire un discours. Je suis comme tout le monde : je sens qu’en France, le problème des immigrés est très important. Donc je fais un film dans lequel ce problème devient une vraie hantise, qui traverse tous les personnages. Une inquiétude sous-jacente, mais pas un discours.Ce qui m’insupporte, c’est qu’on me dise : sur ce genre de sujet, tu n’es pas légitime. Mais évidemment que je ne suis pas légitime ! Je n’y connais rien aux Algériens. Et alors ? Est-ce que quand Hawks faisait un film sur la pêche au requin, il se renseignait sur la pêche au requin ? C’est le problème de l’idéologie documentaire qui s’est répandue sur les commissions. Il faudrait pouvoir dire : j’ai enquêté pendant des mois, j’ai fait une immersion pendant deux ans en Algérie. Moi, je n’ai rencontré personne, je n’ai rien lu. Ce qui est beau quand tu fais un film, c’est que tu te jettes : l’épreuve de l’étranger, c’est aussi l’épreuve de l’inconnu. Tu ne parles pas de ce que tu connais, tu parles de ce qui t’excite parce que justement tu ne le connais pas vraiment, et tu te demandes ce que c’est, même si ça te fait à moitié peur. Moi je n’ai pas eu envie de me renseigner sur la situation des Arabes à Villeneuve, je m’en fous. Pour moi le cinéma, ce n’et pas : être informé. C’est pour ça que j’aime beaucoup le dernier Tarantino. Parce qu’il n’a aucune légitimité sur la question de l’esclavage, et pourtant, on a l’impression que c’est la première fois qu’il a un vrai sujet, qui le touche personnellement, alors qu’il n’a aucune raison personnelle d’être touché.

 

D’ailleurs, le film n’est pas situé à Villeneuve par hasard : on pense forcément aux émeutes de 2010.

Oui, et le film met en rapport, à un moment, les émeutes en France avec celles qui ont eu lieu en Algérie. Mais j’avais une autre raison de choisir Villeneuve – même si le film, pour des raisons de production, n’a pas du tout été tourné en France. Quand tu penses « banlieue », en général tu imagines des barres de béton à perte de vue. Tandis qu’à Villeneuve, il y a un côté semi-campagnard, la montagne est juste derrière. Et il y a un côté miniature, que j’adore. Il y a un petit étang, qui s’appelle « le lac », j’ai repris ça dans le film. Un petit lieu, une sorte de bandeau comme ça, artificiel, un peu ridicule, qui est le « lac » des habitants, un truc à eux. J’aimais bien l’idée d’un décor qui à la fois soit une banlieue, mais qui ait un rapport direct à la nature, quel que soit l’axe dans lequel on se tourne.

 

Le film est construit sur une géographie très simple, un peu théâtrale…

Tout à fait, et pour moi c’est aussi ce qui fait son unité, malgré son côté abrupt. Il n’y a qu’une poignée de petits décors, où les personnages reviennent de manière un peu obsessionnelle. J’avais le même souci d’économie au sujet des décors que pour la mise en scène et la lumière. Idem pour les costumes : il y en a très peu. J’adore les films où il n’y a que très peu de décors, et où les choses se répètent. Non pas produire des rimes oulipiennes, mais parce que ça insiste, ça rentre dans la mémoire. C’est ce qui fait que les films entêtent.

 

Ça aussi c’est quelque chose de très français, malgré le rapport à série B américaine. Généralement dans les films policiers américains, il y a le point d’ancrage du commissariat mais quand on en sort, on va loin, on voyage un peu. Alors que si on pense par exemple à  Simenon, et Maigret : il y a un balisage très simple, quelques lieux, sa chambre d’hôtel, un bistrot où il revient tout le temps, une scène de crime…

Un film est entêtant quand tu reviens dans des lieux, c’est tout simple. Il faut repasser par ses propres traces quand on enquête, c’est aussi la leçon de Joseph H. Lewis, par exemple dans So dark the night, que j’avais programmé à Beaubourg pour « La dernière Major ». C’est pareil pour les costumes. Je tenais à ce que le personnage d’Huppert n’ait qu’un costume – d’autant qu’il y a déjà une transformation du côté de Kiberlain, donc pour que ça marche il fallait qu’elle soit la seule à bouger. Damiens a toujours le même costume. Rocher est toujours en blanc. Ainsi de suite.

 

D’une manière générale, le film ne fait rien pour se rendre aimable. Même dans son humour, il a quelque chose d’un peu violent. As-tu eu le sentiment de le faire contre le cinéma français d’aujourd’hui ?

Je ne peux pas le nier, mais ce n’était pas une volonté théorique. Quand il a fallu que je commence à parler du film, qui a tout de même quelque chose d’un peu énigmatique, je disais juste que je m’étais posé la question suivante : quelles sont les choses heureuses qui donnent envie de tout casser ? Sur une piste de danse, quand un type commence un pogo, ce n’est pas parce qu’il est énervé. Idem quand Laurel et Hardy détruisent un décor. C’est quelque chose qui est lié au fait que j’adore le rock, même s’il faut se méfier de la « culture rock ». Quand on écoute certains morceaux rock, on a envie de tout casser. Alors je voulais que le film ait un rapport au rock, mais pas dans le sens de la mythologie, pas avec des jeunes gens lookés qui iraient en boîte pour baiser en se droguant. Plutôt au sens de cette énergie destructrice. Mais cette énergie est portée par deux femmes intransigeantes dans leur métier, donc elle va de pair avec l’intransigeance morale. Le nihilisme tout seul est aussi dangereux que la culture rock toute seule. Par exemple chez Lars von Trier, Steve McQueen, etc.

 

Peux-tu me parler de la chanson turque qu’on entend dans le film, « Ve Ölum », qui est le seul élément musical ?

Je l’aime beaucoup. Pendant que je réfléchissais à ce film, j’achetais des disques comme d’habitude, et un jour j’ai découvert cette chanson. Le petit problème, c’est qu’elle était turque, et pas algérienne, mais je m’en foutais. Je la trouvais très belle, et je voulais une scène avec Younès, parce que c’est un personnage un peu sacrifié par le film. Je voulais qu’il ait une scène où il aurait un élan oriental. Dans les danses orientales, j’aime bien le côté emporté, chevaleresque, un peu comme un toréador…  J’ai demandé à Julie Desprairies, la chorégraphe qui avait fait Mods. Son principe, c’est, comme dans Mods, qu’elle ne propose pas un mouvement. Elle est allé voir l’acteur, elle lui a passé la musique, et elle lui a dit : qu’est-ce que ça t’évoque comme mouvement ? Et elle a mis en forme ce qu’il a proposé, elle a changé l’ordre, elle a un peu dirigé, elle a affiné les propositions, retaillé dans la matière proposée par Aymen, etc. Mais ça vient vraiment de lui, et j’aime bien l’impression que ça donne, quelque chose d’un peu naïf, il y a un côté éperdu, personnage qui veut tout donner.

 

Cette idée d’un débordement, d’une brusquerie très émotionnelle, traverse tout le film. Les ruptures sont au fond de cet ordre-là.

Oui, il y a l’idée de livrer son cœur, de lâcher du lest. D’être éperdu d’émotion, à différents niveaux. Ça peut être une émotion grotesque à la Damiens, ça peut être une émotion douloureuse à la Huppert… J’aime bien les films dans lesquels il y a des personnages qui sont un peu entiers, qui se donnent. J’aime bien quand les personnages ont un côté un peu échevelé, un peu éperdu. Un peu romantique. Au cinéma, j’aime bien aller voir des gens qui ont, peut-être pas le cœur sur la main, mais un cœur. Peut-être même un cœur pur.