On se le disait devant une assiette de bacalhau à braz (morue-frites) dans un bistrot portugais où tous les yeux (dont ceux de  Miguel « Tabou » Gomes) étaient rivés sur un match Moreirense – Benfica : Genève reçoit plutôt bien les cultures étrangères. Dans cette jolie ville lisse, on projette facilement ses délires d’exotisme en sortant d’un drame burkinabé ou d’une flânerie moscovite : l’Europe s’y fait discrète, et pas seulement en termes politiques. Bonne idée, donc, que d’avoir lancé en Suisse ce festival Black Movie, créé à la fin des années 90 et originellement dédié au cinéma d’Afrique noire. Bonne idée aussi de l’avoir diversifié et ouvert aux cinémas d’Asie, d’Europe de l’Est et du Sud : cette casquette « World » proche du projet de nos Trois Continents nantais paraît bienvenue dans une région où un certain nombre d’exploitants indés ont déposé le bilan ces dernières années. Non, tout ne prospère pas de l’autre côté du Léman, alors autant faire un peu de promotion pour des films souvent arrivés jusqu’à Paris, mais promis ailleurs à un destin plus flou.

Nuits de Chine, nuits câlines

La dominante de la section « A suivre », plutôt réservée aux auteurs confirmés, fut asiatique : les derniers Johnnie To (décevant, on l’écrivait en juillet dernier) et Hong Sang-soo (très bon In Another Country) nous étaient déjà parvenus, mais on a pu découvrir le nouveau Kim Ki-Duk (toute une histoire, on y revient) ainsi qu’Outrage Beyond de Kitano, suite inattendue d’un opus un peu oublié (Outrage tout court). Pas vraiment de surprises, et en un sens, tant mieux : la fin des années 2000 avait été esthétiquement laborieuse pour Kitano, et son retour aux affaires en terrain connu (le monde à couteaux tirés des yakuzas encravatés) est plutôt une bonne chose. Comme le premier volet, Outrage Beyond affiche clairement l’intention de s’en tenir à la chronique classique, déroulant le petit manège  des manipulations mafieuses, chacun jouant une partition individualiste sur un échiquier dont ne réchappera  que le plus malin. « Il ne doit en rester qu’un », c’est en gros la formule. Ce « un », c’est à nouveau Beat Takeshi en personne, solitaire et dur, dont la hargne tranquille reste ce qu’il y a de plus envoûtant dans le film – à travers ses manœuvres, Kitano cultive toujours, c’est heureux, une violence énigmatique, mal identifiée. Un peu plus beau, mieux éclairé, mieux monté que son prédécesseur, Outrage Beyond évite le théâtre filmé mais accuse la même sécheresse, reprenant le même moteur scénaristique millimétré, auquel Kitano ajoute invariablement un élément perturbateur – ici, un duo de jeunes bleus délurés vient enrayer la machine. Le film aurait fait un bon prétendant au prix Boréal de la critique, mais c’est la Chine qui repartira vainqueur, avec Alone de Wang Bing : loin de tout didactisme mémoriel, Bing filme un groupe d’enfants livrés à eux-mêmes dans un petit village, perché dans les hauteurs sauvages d’une région inconnue (il n’en sera jamais fait mention). Loin de leur mère, élevés du bout des doigts par leur tante, la fratrie de petits fermiers de 5 à 10 ans environ découvre le travail, le jeu, la nature revêche. On craint toujours ce principe de « filmage à hauteur de gosse » ; mais le film assume parfaitement de n’être que ça, plonge les mains dans la gadoue qui traumatise les enfants autant qu’elle les amuse, tout en redéfinissant les dimensions du monde (un porc nain prend l’envergure d’un bœuf pour ces petits paysans de poche, sortes de Lilliputiens un peu dépassés). Belle escapade en somme, film-câlin plutôt rassembleur qui, sans surprises, a permis au jury critique de trouver un consensus face à une sélection prêtant, pour le meilleur et pour le pire, à la division.

Radical shit

Dans cette catégorie des « agents de division », deux tendances se dessinaient. D’un côté, les pièces-montées esthétiques (Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas, on vous a dressé le tableau sur le blog de Cannes, on n’y revient pas), ou thématiques (Ship of Theseus, film indien, choral et concept moins lacrymal qu’Inarritu, mais tout de même). De l’autre, les épreuves du feu pour âmes sensibles ou scatophobes, style Faceless Things de Kim Kyung-mook, qu’on a un peu volontairement raté mais que le guide du festival résumait ainsi : « après un plan séquence relatant une relation sexuelle entre un homme marié et un lycéen, un homme chie sur un autre qui peut alors jouir ». On fut donc prévenu. Dans ce rayon corsé, un bidule aura mérité de rester dans les mémoires, et on ne s’y attendait franchement pas : Pieta, de Kim Ki-duk. « Le 19e film de Kim Ki-duk », annonce un carton au début du film : on pouffe, évidemment, vu la présence récurrente du cinéaste à Cannes ou ailleurs, ces dernières années. Clin d’œil malicieux, qui dit en somme : « énième film, peut-être, mais pas n’importe lequel ». Pour qui en était resté au pan de son oeuvre consacré aux fables allégoriques et aux romances en dentelle, Pieta est en effet un petit choc. Pendant une bonne demie-heure se manigance une authentique saloperie, entre torture-porn oedipien et « coréânerie » (comme il y a des « japoniaiseries ») lourdingue, voyant un loubard tortionnaire retrouver sa mère qui cherche à veiller sur lui à son corps défendant (euphémisme). Pas possible, se dit-on : Park Chan-wook s’est invité ici, donnant dans l’autocaricature (soit dans la caricature d’une caricature), à base d’inceste, d’ablations à la sauvette et d’animaux familiers en salade. Puis, par un truchement magique, sans cesser de marteler sa noirceur débilitante (il faut lui reconnaître cette pugnacité), Ki-duk incorpore une histoire d’amour à la fois astucieuse, retorse et bouleversante pour de bon : la vraie héroïne, c’est la mère, héroïne au sens propre du terme puisqu’elle mène un véritable revenge-movie contre elle-même après avoir engendré le diable. Plate au départ, la mise en scène s’affole (incroyables escarmouches schizophrènes de la mère qui se bat contre le vide) et se pique de trouvailles hallucinées. On a rarement vu ça, surtout chez Kim Ki-duk : Park Chan-wook lui-même ferait bien de prendre des notes.

Lettres portugaises

Signe de bonne santé paradoxale, vu la précarité dans laquelle il se retrouve précipité (encore plus qu’auparavant) depuis quelques mois, neuf nouveautés du cinéma portugais furent présentées. Quatre de ses représentants les plus importants se sont exprimés au cours d’une table ronde éclairante, intitulée « Le cinéma portugais : un art, pas une industrie ». Si certains des films présentés au festival nous avaient laissés un peu tièdes (voir ce que l’on disait de A Ultima vez que vi Macau dans notre compte-rendu de Locarno, et de Tabou lors de sa sortie en salles), la présence de ces auteurs a ouvert un débat bienvenu en ces temps de disette radicale pour les cinéastes portugais. Devant la crise, le système de financement public s’est vu subitement gelé, l’impôt payé par les télévisions et les télécoms ayant été supprimé par le gouvernement. Tragique, la situation ne fait que consolider un état de fait : le cinéma portugais n’a jamais été une industrie, mais plutôt un art sauvage, clandestin, donc parfaitement libre. On a pu entendre quatre réalisateurs (Gomes, Rodrigues, Joao Guerra da Mata et Pedro Caldas) s’accorder sur l’indépendance dans laquelle ils ont appris leur métier et qui les a, de fait, façonnés. Les films, téméraires, attestent effectivement cette culture de l’autogestion : ne fut-ce que sur la question formelle, on ne peut pas contester l’ambition folle de Tabou ou des films de Joao Pedro Rodrigues. Reste qu’on s’est pris d’une certaine sympathie pour le film portugais le moins ambitieux de la sélection : Guerra Civil, de Pedro Caldas, teen-movie balnéaire voyant un ado ténébreux et fan de new-wave entrer de plain-pied, douloureusement, dans le romantisme. Autour de lui, les adultes se contentent d’un romantisme estival, vacancier, et badinent indolemment avec l’amour – ce qui précipitera son devenir-Ian Curtis.  Juste retour des choses : la fougue juvénile a payé, et Guerra Civil a remporté le « Prix des jeunes », attribué par le public lycéen. Porteur, certes, d’un héritage très identifiable (image-temps rohmerienne, marivaudages truffaldiens), le film fut pour nous une manière parfaite de sortir du festival : un pied en arrière, enfoncé dans le sable (les tics de la Nouvelle vague), et l’autre courant vers le large, épileptique.

Prix Boréal de la critique : Alone, de Wang Bing
Prix du public : Capitaine Thomas Sankara, de Christophe Cupelin
Prix des jeunes : Guerra Civil, de Pedro Caldas

Voir le site officiel du festival Black Movie