Du 5 au 15 août dernier se tenait la 62e édition du Festival du film de Locarno, qui invitait cette année William Friedkin et Pikachu. Et Chronic’art, donc, pour le compte-rendu que voici.

2009 marque la fin d’un cycle pour Locarno, puisque Frédéric Maire, directeur artistique du festival depuis 2005, part rejoindre la Cinémathèque suisse et se verra remplacer, dès septembre, par Olivier Père, lui-même débauché de la Quinzaine des Réalisateurs. Cette année encore, la sélection fut foisonnante et éclectique pour le festival au léopard, à propos duquel on serait bien en peine de définir une ligne ferme, une coloration propre, sinon celle, toujours réaffirmée, qui consiste à se présenter comme une vitrine, une plateforme où prendre le pouls du jeune cinéma mondial. Foisonnant et éclectique : c’est probablement, tout à la fois, la qualité et la limite de Locarno. Foisonnant : difficile de s’y retrouver dans les nombreuses sélections de la compétition, où le pire côtoie le meilleur. Eclectique : le pire et le meilleur, donc, et globalement un certain art du mélange des genres, comme en témoignent les hommages rendus cette année puisque furent célébrés, conjointement, William Friedkin (qu’on a loupé puisqu’on a repris l’avion la veille de son arrivée), l’italien Pippo Delbono, et le manga, consacré au moyen d’une rétrospective gargantuesque, de Takahata à Dragon Ball Z.

Laquelle rétrospective a donné lieu à une sorte de happening absurde, sur la Piazza Grande où a lieu, quotidiennement, une projection de gala en plein air : en guise de prémisse à la présentation du film des Larrieu, Les Derniers jours du monde, on a fait monter sur scène le créateur des Pokemon, accompagné d’une lolita kawaii qui est au Japon, nous assurait-on, ni plus ni moins que l’équivalent de Britney Spears, et d’un pauvre bougre ficelé dans un costume de Pikachu à qui il a fallu deux bonnes minutes pour gravir les trois marches le séparant de la scène et répondre d’un battement d’ailes, à la maîtresse de cérémonie soucieuse de son intérêt pour la cuisine locale, que, oui, il aime plutôt ça, la pizza. Inutile de dire qu’après ça, les Larrieu et Amalric ont choisi de faire sobre. Un mot du film, au passage, puisque, pour ma part, je suis plutôt enthousiaste. Drôle de truc, évidemment, que ces Derniers jours du monde, qui menacent de s’effondrer à tout moment mais distillent, au bout du compte, un charme tenace. La manière dont les Larrieu se saisissent du canevas du cinéma catastrophe est assez troublante, parce que, d’abord, ils ne se retiennent pas d’y plonger pour de bon, de chercher des moyens véritables de mettre en scène l’apocalypse, à la hauteur de leur cinéma – on avait peur que l’argument ne soit qu’un prétexte, jaugé vaguement depuis le piédestal du cinéma d’auteur (remember des films comme Les Revenants), mais non, il y a dans le film de belles visions, quelque chose d’assez premier degré qui est très réussi. Et en même temps, évidemment, c’est bien d’un prétexte qu’il s’agit, mais c’est là que le film est fort : la catastrophe est saisie comme un pur moteur de récit, un combustible joyeusement arbitraire pour faire avancer, coûte que coûte, la petite roulotte de l’imaginaire Larrieu. Le film y gagne une liberté qui serait un peu celle d’un cadavre exquis, et séduit principalement parce qu’à aucun moment il n’est réellement possible de définir le ton qui y est à l’oeuvre. Et dans un tel registre, il faut bien dire que Amalric n’a pas été aussi bon depuis longtemps.

Un mot des autres films français puisque, côté compétition, ils étaient assez nombreux. Pas fameux, L’insurgée (Laurent Perreau), dernier hoquet du jeune cinéma français des années 2000, dont il reproduit les signes jusqu’à la caricature. Il y a eu un « jeune cinéma français des années 2000 » comme il y eut un « jeune cinéma français des années 90 », au sens d’une communauté générationnelle de sujets, et de désirs, fussent-ils vagues, de cinéma. Des loisirs proches, aussi : comme le JCF des années 90, le JCF des années 2000 aime se baigner, mais là où son aîné s’exilait volontiers sur les plages normandes (ou bretonnes, c’est selon), lui s’en est tenu généralement à la piscine municipale. Comme l’héroïne de L’Insurgée, qui crawle dur en vue des championnats, dernier clone issu d’une passion double du JCF des années 2000 pour les ados et le sport. Un énième récit d’apprentissage, donc, avec ado blessée au corps blanchâtre, lourd secret de famille, révélation du lourd secret dans maison bourgeoise, et une inévitable poignée de caméos prestigieux (ici, Johanna Ter Steege – vue chez Garrel – , Aurore Clément, et Piccoli, censément second rôle mais réduit au fond à un très long caméo faute d’être véritablement filmé). Plus réjouissant, quoique pas totalement réussi, le franco-sénégalais Un Transport en communde Dyana Gaye. Demy à Dakar, c’est à peu près l’idée de ce moyen métrage, comédie musicale à la manière de l’auteur des Demoiselles de Rochefort qui suit un trajet en groupe dans un taxi sénégalais. Difficile de ne pas être séduit par une telle idée, même si le résultat est assez inégal – parmi les parties chantées / dansées, certaines sont vraiment belles, élégamment mises en scènes, et d’autres nettement plus faibles. Il y a probablement, aussi, un problème de durée : sur 50 minutes, le film n’a que le temps de déployer des amorces de récit (une par passager), autant de pistes qu’il se condamne ensuite à laisser choir, peinant un peu à dépasser le stade du bel exercice.

On a vu aussi La Reine des pommes, le premier film de la comédienne Valérie Donzelli, qui joue elle-même une parisienne un peu paumée qui essaie de se remettre d’une rupture. Comédie bout de ficelle (réalisé pour des cacahuètes, mais quand même, mine de rien, mise en image par Céline Bozon et en musique par Biolay) ou, disons, puisque c’est vraisemblablement le terrain qu’il s’est choisi : film mignon, sympa. Ce qui n’est pas vraiment un compliment puisqu’au fond, le film trouve ici une excuse permanente, se drapant avec une certaine roublardise dans son inconséquence, maquillant sa paresse en dilettantisme, ses minauderies en autodérision. Est agaçante, par exemple, la façon qu’a Donzelli de surjouer par moments la dimension ultra-cheap du jeu et de la mise en scène, qu’elle pousse explicitement du côté de la frontière, plutôt fine, qui les distinguerait, mettons, des scènes habillées de n’importe quel porno de base. Manière assez roublarde, on le disait, de maquiller son manque parfois consternant d’idées, malgré, allez, deux ou trois scènes rigolotes vers le milieu (rigolo : c’est à peu près l’horizon).
Un mot pour finir, du beau A Religiosa Portuguesa, le nouveau film d’Eugène Green, habitué de Locarno où il avait présenté Le Pont des arts et Les Signes. Inspiré vaguement par Les Lettres portugaises (roman épistolaire du XVIIe siècle, attribué au Comte de Guilleragues), le film renoue avec quelques lubies du cinéma de Green (sa frontalité, sa manière singulière de prendre en charge la parole et de filmer les corps) mais se présente avant tout comme une espèce de déclaration d’amour à Lisbonne, son horizon accidenté, ses rues pavées, son Fado. C’est quelque chose qui inquiète un peu au début, d’ailleurs, parce que le film s’en remet à ce sujet à une imagerie à la limite de la carte postale, de la visite guidée, touristique. Mais très vite de telles images s’intègrent assez naturellement à la frontalité du film (évidemment ce n’est pas Lisbonne que filme Green, plutôt un fantasme, une idée de la ville), et surtout le récit (celui d’une comédienne venue rejoindre à Lisbonne un tournage et qui, interrogeant ses sentiments, finira par se trouver une vocation de mère) s’y développe avec une sorte d’élégance légère qui n’en finit pas de monter en puissance – il y a comme ça un face à face extrêmement beau, dans une église.

Un mot aussi, toujours côté fiction, d’un premier film iranien assez enthousiasmant : Frontier blues, de Babak Jalali. Planté dans une zone à moitié déserte à la frontière avec le Turkménistan, une zone aride où le temps semble s’être arrêté, le film déplie une série de saynètes redondantes autour d’une poignée de personnages : un jeune ouvrier d’une ferme d’élevage de poulet qui apprend l’anglais avec un walkman pour emmener en Azerbaïdjan la fille dont il est amoureux, une espèce d’idiot du village flanqué d’un âne qu’il nourrit de papier journal, un ménestrel devenu un peu malgré lui le sujet d’un livre de photos. L’humour un peu amorphe, toujours mélancolique, autour duquel Jalali construit ses saynètes, évoque un peu Suleiman, au moins sur le principe. Le film a un peu de mal à tenir la distance, finit par s’essouffler mais il y a là, indéniablement, un metteur en scène qu’il faudra suivre.

On a gardé les documentaires pour la fin puisque c’est de ce côté-ci, en fin de compte, que la pêche a été la meilleure. Un mot rapide à propos de Les Arbitres, de Yves Hinant et Jean Libon. Les noms ne sont pas inconnus : Libon est à l’origine de Strip-tease, tandis que Hinant a signé certains des épisodes les plus fameux du programme belge (dont Tiens ta droite, à propos d’un jeune néo-nazi filmé en famille). Un doc sur les arbitres, donc, tourné pendant l’Euro 2008, et qui suit grosso modo les préceptes de Strip-tease. C’est un peu A mort l’arbitre, le film de Mocky : la chronique d’une profession haïe, condamnée aux quolibets et à la haine crasse des supporters. Le film est assez réussi, il repose surtout sur une belle idée, fidèle aux préceptes de Strip-tease : il n’est pas question une seule seconde des joueurs, qui s’ébattent autour des arbitres (dont l’anglais Howard Webb, l’homme le plus détesté de Pologne), et les matchs sont revécus à travers le seul prisme de l’arbitrage, donnant l’impression d’avoir affaire, sur les terrains, à une sorte de réalité parallèle (d’autant que la bande sonore ne retient que les échanges, aux micros, des différents arbitres), un match dans le match et une épuisante guerre des nerfs, vraiment tendue et souvent assez cocasse. Pas drôle du tout, en revanche, Le Temps des grâces, de Dominique Marchais, mais vraiment passionnant. Sur un peu plus de deux heures, le film donne la parole aux paysans français, à qui il est demandé de dresser un bilan de leur activité, telle qu’elle va droit dans le mur. Sujet aride, d’autant que le film se compose presque exclusivement d’entretiens, filmés dans la longueur, entretiens menés avec les paysans ainsi que quelques chercheurs ou écrivains spécialistes de la question, et s’en tient à cette ligne purement didactique (commenter la politique agricole contemporaine), sans jamais vraiment dresser le portrait des interviewés (en cela le film est l’antithèse de ceux de Depardon). Il y a ici une façon, pour dresser le constat de la catastrophe en même temps qu’un vibrant plaidoyer contre l’agriculture intensive, de s’en remettre à la parole filmée, de se laisser prendre par son rythme, qui est aussi courageuse que productive (étonnante la manière dont le film se révèle presque palpitant, n’ennuie jamais).

Un coup de coeur, s’il devait y en avoir un : October country, documentaire américain de Michael Palmieri et Donald Mosher à propos d’une famille de la banlieue pauvre de New York (celle de Mosher, en fait, qui en a d’abord tiré un travail photographique). Le sujet évoque une lignée américaine de portraits d’une misère freak, une lignée où se trouverait aussi bien Gummo sur le versant fiction que Tarnation sur le versant doc. C’est un film sur plusieurs générations de femmes et une espèce de cycle infernal qui semble les condamner aux mêmes affres et à reproduire les mêmes erreurs (une fille-mère battue, dont la propre fille sera elle-même une fille mère, pareillement battue, et, à chaque bout de la lignée : la grand-mère, qui encaisse et essuie les plâtres, et la cadette, retirée à sa mère pendant le tournage). Sujet ô combien casse-gueule, terrain miné parce que l’obscénité guette, inévitablement (d’autant que le film souligne volontiers la dimension monstrueuse du portrait de famille – il s’ouvre et se clôt sur une fête d’Halloween), mais non, il y a une justesse et une intelligence dans le regard porté sur les situations qui est assez admirable. Un dernier mot, enfin, d’un film qui nous intéresse forcément puisqu’il y est question de la scène harsh noise tokyoïte, un film au titre magnifique : We don’t care about music anyway, des Français Cédric Dupire et Gaspard Kuentz. Huit artistes au total (dont Yoshihide Otomo, figure de la scène expérimentale) réunis pour une espèce de table ronde sur le sujet et saisis dans leurs œuvres respectives (performances en public et diverses improvisations). Le film se tire plutôt bien de l’écueil qui menace tous les docs sur la musique, et qui est celui de l’illustration, prenant le parti simple et payant de filmer la ville dans ses zones industrielles, et surtout un ahurissant centre de traitement des déchets, dont il fait la métaphore des expérimentations sonores décrites. Lesquelles, à un moment, trouvent une définition assez parfaite dans la bouche de Yoshihide, une définition qui nous échappe un peu, là, mais qui dit en substance que le noise entretient un trafic direct avec la mémoire. Sauf erreur, le film devrait être projeté, courant septembre, dans le cadre de l’Etrange Festival.

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