Jusqu’ici reléguée aux arts mineurs et aux petits mickeys, la pratique du dessin a longtemps lutté pour trouver sa place dans la création contemporaine. Symptôme de crise sans doute, puisque les galeristes en vantent les mérites pour de pure et simple raison de retour sur investissement. Toujours est-il que de passionnantes mouvances initiées par une poignée de francs-tireurs sous la ligne de flottaison médiatique révèlent un graphisme radical qui contamine peu à peu l’art contemporain.

Dans le sillon des graphistes kamikazes de Bazooka et Elles sont de Sortie au début des années 1980, une grouillante termitière d’artistes d’avant-garde s’est creusée en parallèle à l’art contemporain et à la bande dessinée. Une multitude de micro-éditions – les fameux « graphzines » – surgissent dans le courant de cette vague post-punk, confinées pour la plupart à des réseaux d’initiés. Au milieu des années 1990, Le Dernier Cri, emmené par les stakhanovistes de la sérigraphie Pakito Bolino et Caroline Sury, prennent la relève et publient de géniaux outsiders du monde entier, circonscrits dans une esthétique post-BD trash et provocante : saturation compulsive de la feuille blanche, morbidité sexuelle, scatologie infantile, mangas détournés, couleurs saturées, encensement de l’art brut, rejet de toute abstraction…

Les années 2000 ont vu le dessin se diriger vers des univers moins identifiables, non plus régi par une rhétorique primaire (art = bourgeois intello élitiste, pour faire bref) mais prenant des formes de plus en plus ambivalentes et nuancées, où l’acte même de dessiner peut être conjointement déclenché par une intuition visionnaire et animé par une mise en perspective conceptuelle, sans rien perdre de sa radicalité et de son humour noir. Il en va ainsi d’une constellation d’artistes-éditeurs, en France (Editions du 57, F.L.T.M.S.T.P.C., ShoboShobo, Kaugummi, Jhon…) comme à l’étranger (Paper Rad, Boingbeing, Ultra Eczema, Jelle Crama, Kramers Ergot, Smittekilde, This is a Magazine…) qui ont donné au dessin moderne un nouvel essor.

L’artiste-activiste Stéphane Prigent, omniprésent dans l’histoire du graphzine et auteur d’une pléthore de livres sous le pseudonyme Kerozen, a initié un tournant en publiant dans sa revue Bazar (51 numéros à ce jour) des artistes venant d’horizons divers, tout en amorçant simultanément les éditions F.L.T.M.S.T.P.C. (Fais-Le Toi-Même Si T’es Pas Content). Son sens viscéral du collectif, l’amène également à collaborer aux Editions du 57 fondées par Frédéric Fleury et Emmanuelle Pidoux. Leurs mini-fascicules de dessins arte povera, délibérément à côté de la plaque, cultivent l’absurde, le cheap et le minimalisme décalé comme rempart à l’idiotie et à la brutalité du monde (et ce, bien avant l’heure de gloire de David Shrigley). Les titres, souvent hilarants, sont à la hauteur du propos : Le Sens du ridicule est héréditaire, Fils de Pute de France, Capable du pire, L’Etat sauvage, Panique au Centre de Formation des Pornographes… De cette émulation en vase clos, très vite propagée sur le web par le biais de Flickr et des Yahoogroups, naît une envie partagée de pousser le bouchon plus loin. Le collectif monte alors la revue-livre Frédéric Magazine, vitrine du dessin contemporain qui accueille entre ses pages un réseau d’artistes français et internationaux, savant dosage entre « stars » établies (Blutch, Poincelet…) et fleurons underground (Matt Brinkman, Yu Matsuoka, Mehdi Hercberg, Julien Carreyn, Andy Bolus…). Il n’en faut pas plus pour que des galeries étrangères mordent à l’hameçon et courtisent cet étrange conglomérat, au carrefour entre l’illustration, la bande dessinée et l’art contemporain.

Coup de poing pictural

Devant cet engouement trop opportuniste et consensuel à son goût, l’insatiable Stéphane Prigent s’associe alors à Jonas Delaborde et Hendrik Hegray (lire notre entretien), jeunes pousses montantes de cette nébuleuse graphique hors-normes, pour fonder Nazi Knife – véritable coup de poing pictural, dont l’appellation pourrait soulever quelque suspicion, aussitôt balayée par Jonas : « nous nous plaçons clairement dans la filiation d’un art dégénéré plutôt que dans celle des aquarelles d’Hitler ». Un mauvais esprit au demeurant moins nocif qu’un fascisme véritable qui s’immisce l’air de rien dans notre société actuelle. Nazi Knife prend le parti d’en ricaner, d’en éxagérer les tares jusqu’à l’absurde, tout en tentant d’extirper une forme de spiritualité païenne des sous-bassements de l’inconscient ou des détritus de la pop culture. Hendrik, qui dessine au feutre des visions déconcertantes d’absurdité, se réclame d’ « une approche de la vie à la fois portée par le désamorçage dialectique et l’amour de la saillie décérébrée », oeuvrant en faveur d’un décalage total, tandis que Jonas trace minutieusement des architectures tant organiques que géométriques, dans la continuité de son travail de sculpteur.
« L’orientation artistique de Nazi Knife, explique t-il, est délibérément obscure, absconse et intransigeante dans l’exploration et l’exposition d’un psychédélisme urbain malade. L’absence de hiérarchisation ou de catégorisation entre les différentes images force le lecteur à faire un tri et à se poser des questions, à s’impliquer dans l’appréhension de l’ouvrage, à remonter les racines jusqu’à des influences aussi diverses et contradictoires que Rory Hayes (publié dès le deuxième numéro), le design des années 70 et 80, le cinéma d’exploitation des années 60 à 80, la sculpture minimale, Elles Sont de Sortie, le power electronics ou les Simpsons ». Le contexte des années 2000 a changé, la démultiplication des réseaux via internet et l’engouement pour de nouvelles formes d’arts visuels baignant autant dans la pop culture que dans le design, l’architecture ou l’art contemporain a généré de nouveaux territoires de création qui ne se situent plus, comme l’explique Jonas, « dans l’expression ou la revendication mais plutôt dans l’agencement, dans une réorganisation subjective de morceaux disparates de la culture collective ». Hermétiques et fragmentés, drôlissimes et perturbants, bizarres et excitants, ces livres-objets OVNIS font aussi écho à toute une scène musicale obscure dont Jonas et Hendrik – musicien sous le nom Helicoptère Sanglante et fondateur du label Premier Sang – sont les plus fidèles disciples. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve parmi les oeuvres présentées des collages de John Olson ou des dessins de Nate Young (tous deux membres du groupe Wolf Eyes), ainsi que celles de nombreux musiciens noise issus d’un réseau de micro-labels.

Extension du domaine du dessin

Alors que le livre demeure le support privilégié des dessinateurs, comment donner sens à de telles agglomérations picturales dans un espace d’art contemporain ? Ces collisions d’images incongrues, dont Pierre la Police reste l’incontournable chef de file, a ouvert la voie à une nouvelle vague de plasticiens (Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau, Bruno Peinado, Vidya Gastaldon, Julien Carreyn, Antoine Marquis…) qui associent le dessin à des objets pop décalés, des sculptures ready-made, des wallpaintings ou des dispositifs conceptuels. On assiste à une réappropriation des flux de signes qui composent la matière première du système médiatique (comics, pochettes de disques, photos et dessins trouvés sur le net…) pour en dévier le sens, en souligner aussi bien la séduction que l’agressivité, selon une démarche finalement très proche du pop-art. A la difference prêt qu’en 2009, le vernis s’est écaillé, l’activisme pur et dur a tourné court et l’humour s’est acéré. Le doigt est toujours pointé sur l’absurdité structurelle d’un système, mais il n’est plus question de se retrancher derrière des thèses manichéennes qui ont fait long feu. L’idéalisme et la pseudo-pureté libertaire des années peace & love, autant que le cynisme des années 80, a laissé place à des univers dystopiques et ambigus où rejaillissent tous les sédiments et les collisions de formes antagonistes générées par la société de consommation. Un nouvel art mutant.

Entre auberge espagnole et île du Dr Moreau, Une Expédition, l’exposition proposée dernièrement par le plasticien Stéphane Calais à l’Espace Ricard, relève ainsi de cette coupe franche, entre exotisme post-historique, acquis de la modernité et imagerie delibérément triviale – « bad painting » décomplexée ou codes de la BD pervertis par une poésie décalée. Pour ces artistes, la question de l’agencement du dessin dans l’espace et sa recontextualisation se pose au même titre que pour une installation ou une sculpture, son sens n’est plus seulement délimité par la feuille ou un cadre cloisonné. Les séries d’images se déclinent par association d’idées comme une seule et même pièce, dont le sens n’est plus seulement lié au contenu-même de l’image figurée, mais aussi à la manière dont il est disposé. A l’ère de la reproduction électronique, le dessin demeure intemporel et inclassifiable, comme le souligne Stéphane Calais : « Le dessin est partout. Mais il n’est en rien un Art mature car il est, force est de le constater, singulier. En cela il ne peut « vieillir » car chaque pousse ne donne en rien une espèce mais un cas endémique. Il ne peut croître hors de la biosphère particulière qui l’a vu naître et même si d’une biosphère à l’autre on s’observe et se copie parfois avec gourmandise, chaque singularité croit par ses propres ressources ». A en croire sa prolifération actuelle sous des formes de plus en plus hybrides, ces ressources ne semblent pas prêtes de s’épuiser.

Une Expédition
Fondation d’entreprise Ricard
12 rue Boissy d’Anglas – Paris 8e
Jusqu’au 11 avril 2009

Frederic Magazine : http://fredericmagazine.free.fr
Nazi Knife : http://nkzine.free.fr
Editions du 57 : http://editionsdu57.free.fr
Le Dernier Cri : http://www.lederniercri.org

Lire notre entretien avec Jonas Delaborde et Hendrik Hegray de Nazi Knife