En 1968, un jeune guitariste norvégien, tout droit sorti de la scène rock scandinave, publie un premier album étonnant, Bleak house (réédité il y a quelques mois, Polydor 547 885-2), rapide et timide excursion hors des plans habituels : blues musclé, improvisation libre, conclusion en chanson minimaliste. Fin des années 80 : on le retrouve en compositeur contemporain, fraîchement adoubé par le milieu classique norvégien, qui vient de récompenser son Undisonus. Ce curieux personnage, le seul musicien (sauf omission peu probable) à avoir dirigé l’Orchestre symphonique de Vienne avec une Stratocaster, est à lui tout seul le chaînon manquant entre Jimi Hendrix, Gustav Mahler, Kenny Burrell et Karlheinz Stockhausen : incapable de pericliter dans l’un des innombrables genres auxquels il s’est un jour essayé (quand il n’a d’ailleurs pas fallu les inventer pour lui), Terje Rypdal, depuis plus de trente ans, accumule discrètement les masterpieces en touche-à-tout de génie, s’obstinant avec succès à concilier l’inconciliable. Double concerto & Fifth symphony, son nouvel album, est à situer dans la ligne de ses œuvres de compositeur –Undisonus et Quod Erat Demonstrandum. Double Concerto reprend la confrontation, traditionnelle dans son écriture, entre solistes et orchestre, dans quatre mouvements où le classicisme relatif de la partie orchestrale est littéralement dynamité par la fulgurance lyrique des interventions du leader -dont le son clair, reconnaissable entre tous, tranche avec la saturation typée de la deuxième guitare, celle de son compatriote Ronni Le Tekro, fondateur du groupe de hard TNT (Rypdal est capable de tout), dont il déclare admirer la « technique mitraillante et les harmoniques spéciales ».

A un premier mouvement relativement enjoué (une humeur assez rare chez cet artiste plutôt méditatif), où l’on s’habitue peu à peu à l’inattendu mariage des timbres acoustiques et électriques, succède un passage plus mélancolique -et aussi plus convaincant, où la majestueuse puissance des phrases du guitariste s’exprime à plein. Le troisième mouvement, plus brutal, joue sur la violence du son saturé de Le Tekro et la force des cuivres, avant une conclusion réellement séduisante entre guitare, cloches et percussions -peut-être la partie la plus réussie de cette œuvre ambitieuse et originale. Commande de l’orchestre symphonique de Trondheim, où il a été créé le 16 avril 1993, le Double Concerto a voyagé en Finlande et en Norvège avant d’être enregistré en Lettonie par l’Orchestre du festival de Riga sous la direction du hautboïste Normunds Sne, célèbre pour ses collaborations avec Rostropovitch, et par ailleurs observateur attentif de la carrière polymorphe de Rypdal depuis quasiment trois décennies : c’est cette version que propose le disque. La Cinquième symphonie du guitariste est une œuvre dépouillée des plus fascinantes, oscillant, comme son Quod Erat Demonstrandum, entre une écriture contemporaine, volontiers atonale, et un impressionnisme proche d’un Debussy (particulièrement marqué dans le développement du premier mouvement). Une œuvre dense, colorée, attachante -l’un des soixante et quelques opus de cet artiste inclassable, toujours à la croisée des chemins, dont l’œuvre se répartit dans tous les genres. Terje Rypdal est, donc, avant tout un jazzman, au sens qu’Anthony Braxton donnait au mot : « When I write an opera, it’s a ‘jazz opera’. When I eat a hamburger, it’s a ‘jazz hamburger’. »

1 – 4) Double Concerto for two electric guitars & symphony orchestra – 5 – 8) 5th Symphony (Terje Rypdal)
Terje Rypdal (g), Ronni Le Tekro (g), Riga Festival Orchestra dirigé par Normunds Sne. Enregistré à Riga en juin 1998 et Nyhagen en août 1998