Chro: Entre Echo, Wolf & Wheel et Adieu l’Enfance, la production musicale a sensiblement changé. Tu as travaillé tour à tour avec Stéphane Laporte (Domotic), Stéphane Bellity (Ricky Hollywood) et Xavier Thiry (Hello Kurt), tous trois portés sur une production très électro rétrofuturiste, mais avec des parti-pris très différents. As-tu l’impression de t’être trouvé une identité musicale plus stable?

Agnès Gayraud: Pour moi, rien de tout ça n’est contradictoire, c’est plutôt l’histoire d’un lent accouchement. J’ai exploré des voies, collectivement, en groupe, et trouvé la mienne au moment où je me suis retrouvée plus seule face aux choix de production. La collaboration avec Stephane Laporte (Domotic) a été à ce titre un moment important : les quatre titres d’Echo, conçus et enregistrés en solo fonctionnent avec peu d’éléments, une boîte à rythmes squelettique, une guitare, une voix. C’est le moment où je fais d’une forme de minimalisme mon parti. Adieu l’enfance procède complètement de ca, mais en le radicalisant en somme : je retire certains voiles, certains effets « dissimulateurs » qui me paraissent inutiles. S’il reste une part de mystère – que je chéris –, elle ne se niche plus seulement dans les effets, les reverb, c’est tout le disque qui en est tissé, dans les mots, le choix des sons, de leurs rapports.

Tu chantais initialement en anglais, alors qu’Adieu l’Enfance est entièrement chanté en français. Assumes-tu davantage tes textes?

En fait, j’ai commencé par le français avec entre autres, les morceaux “Mystery Train” et “Naive” ou “Cent mètres de haut”. Le français a toujours été une option. Avec Adieu l’enfance, il devient une option exclusive : je vois ce disque comme une petite histoire psychique, l’abstraction même de la langue française, sa puissance d’évocation un peu métaphysique, un peu tendue entre émotion et distance, lui sied comme un gant, en tous cas dans ma façon de me rapporter à cette histoire. Et je voulais expérimenter aussi, savoir jusqu’où je pouvais assumer l’expression lyrique, l’expression de soi, sans avoir l’impression de ressasser des formules éculées auxquelles j’aurais été incapable de croire une fois venu le moment de chanter ça aux gens. Avec le recul, j’y trouve une expérience bien plus forte que de chanter le texte le plus punk du monde à une assemblée d’anglophones approximatifs.

Comment te situes-tu par rapport à ce qu’on appelle la « variété française »?

C’est une vaste question! Je me souviens d’une situation avec une grosse maison de disque qui n’avait mené a rien mais m’a donné l’idée de ce qu’était la variété au sens de ce que je voudrais ne jamais faire : le DA voulait qu’on réenregistre un titre et que ça sonne un peu tout à la fois, un peu américain, mais français, un peu FM, mais classe, avec des guitares sixties mais une basse à moitié slapée : je ne dis pas qu’on ne peut rien mélanger, mais là c’était vraiment la vision cauchemardesque du middle of the road, d’une façon de ne pas choisir, de se rapporter aux sons de façon totalement arbitraire. Ça donnait l’impression d’un projet de gros gâteau fait pour plaire à tout le monde mais parfaitement écœurant. Pour moi, c’est cette incapacité au choix esthétique qui fait la mauvaise réputation de la variété, pas sa popularité ou le fait de chanter en français. C’est ce qui la rend incapable de s’inscrire dans une histoire esthétique de la pop, même si elle compte socialement et culturellement. Je pense toujours à Goldman dans ces cas-là. Je suis tombée sur une vidéo où il proposait une version reggae de « Comme toi » il me semble avec son backing band tout content de pouvoir se lâcher : voilà où la variété te mène. À ternir d’une pierre deux coups la beauté du reggae roots et même le charme inavouable d’une chanson FM bien troussée. C’est la variété comme pot-pourri, où la force des parti-pris esthétique est toujours irrésistiblement amollie.

Pour moi, c’est cette incapacité au choix esthétique qui fait la mauvaise réputation de la variété, pas sa popularité ou le fait de chanter en français.

Tu as néanmoins collaboré avec Christophe…

Christophe est un cas différent. C’est un chanteur populaire, il a eu de grands succès, en cela il est associé à la variété, mais un peu fallacieusement il me semble, parce qu’il a au contraire une démarche assez obsessionnelle – qui est une forme de nécessité. Si tu écoutes Bevilacqua ou Le Beau Bizarre, tu constates qu’il a toujours cultivé un son, un goût de la musique synthétique assez singulier, dans lequel il a même pris le risque de se perdre. La musique n’est pas chez lui un décor qui change en fonction de saynètes destinée exclusivement à mettre en valeur le chanteur – alors que certains titres de Souchon me font cet effet-là. La popularité, la langue française, tout cela n’interdit pas un certain courage esthétique chez lui.

Tes paroles tournent souvent autour du désenchantement, qu’il soit politique, social ou sentimental. Comme si l’utopie était toujours à deux doigts du nihilisme. Est-ce le trop-plein de l’époque qui génère selon toi de tels sentiments? Est-ce un constat générationnel?

Là on touche à ce qui m’échappe, à un bout de ma personnalité. J’ai une sensibilité plutôt portée sur le tragique, j’ai tendance à trouver belle la part sombre des choses – c’est peut-être aussi pour ça qu’en philo je me suis passionnée pour Adorno, un auteur critique chez qui l’anticipation pessimiste prend parfois des accents de science-fiction. Comme lui, j’ai l’espoir de trouver l’utopie mais au bout du négatif, pas avant. Je crois que le disque est sur une ligne de crête, entre désenchantement et aspiration à une forme d’innocence, mais à une innocence passée par le négatif, qui ne mente pas sur ce qu’est la vie, sur ce qu’on sait de la torpeur de l’époque, sur le découragement qui paralyse nos ambitions politiques. Je n’aime pas beaucoup les musiques festives qui te forcent à la joie, qui te font la leçon de la joie – mais je n’ai rien contre l’enchantement en soi. Il y a une chanson de Luzmila Carpio qui s’appelle « Warminquna Yupay… » qui est pour moi une pure représentation de la joie non feinte : avec sa voix suraiguë qui semble passée à l’hydrogène, du haut des montagnes andines, et c’est une chanson politique, une chanson pour la libération des femmes. Peut-être que le combat me semble entièrement juste énoncé par elle, de là-bas, à sa manière à la fois directe et totalement exotique pour moi. Ici, je sens nos convictions un peu plus embourbées : je préfère ne pas me le cacher pour espérer en sortir.

Tu as une vision très critique et acerbe du monde qui t’entoure. Penses-tu que la pop puisse, si ce n’est changer la vie des gens, amorcer une prise de conscience? Une musicienne comme Laetitia Sadier, par exemple, revendique une parenté avec les thèses de Debord ou Castoriadis sans que ce soit explicite dans sa musique en elle-même. La politique et la pop peuvent-elles faire bon ménage?

Je crois que l’engagement en pop ne tient pas spécialement aux positions de politique générale que tu y transmets explicitement : le premier engagement, c’est la forme, la façon dont tu te rapportes à la musique elle-même. Je ne vais pas prétendre qu’Adieu l’enfance milite pour la défense des droits au travail ou pour la décroissance, ni faire croire que j’ai une posture politique spécialement radicale. Je ne manie pas de chiffres, je ne dis rien de la courbe du chômage. La seule chose que je peux faire c’est affirmer, en le faisant, et de la manière dont je le fais, que mon art a une certaine dignité, au-delà du divertissement et de l’exploitation industrielle, qu’il se rapporte à des idéaux, à une certaine idée de la beauté, de ce qui est bon aussi, à une certaine empathie pour la fragilité, bref à tout ce qu’il montre aussi ou donne à entendre, sans forcément le dire. Cela ne vous dira pas pour qui voter en 2017, mais c’est une conception de la vie humaine, et il n’y a pas de politique sans expérience de ces questions là. Sur l’album, le titre « Midnight » – qui fait référence aux émeutes londoniennes survenues en 2010 – est peut-être le plus explicitement politique. Comme tu l’as peut-être constaté, le texte n’est fait que de questions. Je ne l’avais pas vraiment prévu : je l’ai constaté, un jour, en la chantant. Ça parle ici malgré moi.

Le disque est sur une ligne de crête, entre désenchantement et aspiration à une forme d’innocence, mais à une innocence passée par le négatif.

Tu évoques aussi beaucoup d’impressions surgies de ton passé, il y a une certaine dimension “spectrale” dans ta musique.

Le mot de spectral me plaît – entre évocations gothiques et idée d’une musique expérimentale, même si Adieu l’enfance est d’une facture très pop et ne lorgne pas spécialement vers le savant. Là encore, je peux dire des choses après coup, sans t’assurer qu’elles ont présidé consciemment aux compositions. Sur ce sentiment de distance, un proche m’a fait remarquer avec étonnement qu’il n’y avait dans ce disque aucune chanson d’amour. À l’extrême limite, « Dans le doute » pourrait en tenir lieu, mais elle défie la logique de la déclaration justement. En fait je crois que j’ai essayé d’être directe, mais sur un plan qui n’est pas directement celui de la psychologie, de la psychologie d’une femme adulte, avec tout ce que ça implique de conventions. Là, la voix qui parle vient de plus loin, d’expériences plus primitives : à dix ans, je concevais déjà la mort et certains vertiges liés au temps, à l’irréversibilité, à la perte. C’est cette enfant-là l’auteur. Et de fait, c’est maintenant un spectre… Un spectre intérieur auquel l’adulte donne voix et corps, sans non plus feindre l’innocence.

La pop part souvent du particulier pour toucher à l’universel, à travers des harmonies récurrentes qui éveillent un certain pathos. Ne crains-tu pas d’être complaisante avec tes propres émotions?

C’est tout le débat avec le lyrisme. Il y a un super bouquin du critique canadien Carl Wilson sur ça consacré à sa haine de Céline Dion (Let’s talk about love and hate. A Journey to the end of taste) – c’est mon ami Guillaume Heuguet, un des fondateurs du label In Paradisum, qui me l’avait conseillé. Wilson y mène une réflexion passionnante sur la répulsion historique de la pop consciente envers le lyrisme, et toutes les miévreries musicales censées s’adresser directement au cœur. Adorno et son modernisme en sont le paradigme même. Mais justement, à partir du moment où le lyrisme devient tabou, je trouve inversement facile de ne pas prendre le risque de se confronter à lui. Parce que oui, c’est une équation balèze : comment être lyrique sans être vulgaire, ou comme tu dis, « complaisant »? Il y a sans doute différentes manières, mais elles ne sont pas évidentes : c’est le genre de chose qui prend du temps à venir artistiquement, mais quand ça marche, je trouve ça finalement toujours plus fort qu’une enfilade de codes indés qui ne disent rien de personne.

La féminité est souvent représentée de manière ambigüe dans la pop, on attend toujours d’une femme chanteuse qu’elle soit sensuelle, sexy, féminine, mais selon des stéréotypes inhérents aux fantasmes masculins. Or tu joues très peu avec ces codes là, tu sembles vouloir au contraire garder une certaine froideur, une forme de glamour plus distancié.

C’est une question qui me tourmente, parfois. En effet, la couverture de l’album prend le parti d’une certaine distance. J’aime bien l’idée de ne pas tout donner d’un coup dans un monde de sollicitations extrêmes visuelles et sonores où la moindre pub pour une montre est déjà putassière. Mais je n’ai vraiment rien contre le glamour : j’ai écrit tout l’intérêt que suscitait chez moi une artiste comme Lana del Rey à ce propos sur mon blog. Il y a quelque chose de fondamentalement mort, figé dans le glamour. Il ne s’agit pas de se l’interdire, mais de jouer avec cette odeur de décomposition. Et c’est ce qu’elle fait, très bien. Mais on peut aussi bien en passer par une expression non glamour tout en étant une femme, sans renoncer à une part de mystère.

Il y a quelque chose de fondamentalement mort, figé dans le glamour. Il ne s’agit pas de se l’interdire, mais de jouer avec cette odeur de décomposition.

Te considères-tu comme féministe?

Si tu veux entendre la règle de mon féminisme sur le sujet, ce serait vraiment  » fais ce qu’il te plaît ». L’interdit du glamour dans la culture pop intelligente ne me dit rien qui vaille inversement. C’est une puissance du corps féminin qui ne cache pas ses artifices : je la trouve parfaitement recommandable dès lors qu’elle est fidélité à une esthétique, jeu avec la convention et non pure convention. La seule chose qui me fait me méfier du glamour, c’est la réduction de la subjectivité qu’une apparence glamour implique parfois dans la vision sociale que se font hommes et femmes des femmes attirantes justement. Il y a le risque de figer sa féminité en « chair opaque », comme disait ce bon vieux misogyne d’André Breton : j’aime bien renouer pour cela avec la transparence relative du langage, ne pas tout livrer dans l’image. Histoire de dire : coucou, il y a quelqu’un!

On sent beaucoup de réminiscences 80’s sur Adieu l’Enfance: Young Marble Giants, The Cure, The Stranglers, Minimal Compact, la synth-pop, la coldwave… mais aussi les musiques orientales, un goût pour le lyrisme éthéré (Nico, Julee Cruise, Cocteau Twins) et l’amour de la production sixties (Joe Meek, Phil Spector), avec un penchant pour les guitares surf-western. Est-ce que ce sont des influences conscientes, que tu revendiques?

Oui, toutes celles que tu cites en tous cas sont assez conscientes : j’aime ces musiques là, j’aime la tension entre lyrisme et froideur qu’elles dégagent justement, j’y retrouve ma vision du monde – qu’elles ont en partie contribué à forger. Desertshore de Nico est pour moi un disque très important – et mon admiration pour la production de John Cale compte aussi beaucoup dans ce jugement : la première fois que j’ai écouté ce disque, j’ai été abasourdie par son lyrisme brisé, qui entraîne l’expression pop sur un territoire tellement aride existentiellement et merveilleux artistiquement.

L’un de tes morceaux a été remixé par Mondkopf, dont la musique est pourtant très loin de la tienne, malgré son romantisme exacerbé. Quels sont tes liens avec In Paradisum?

Nous avons toujours été sensibles à la musique de l’autre, Paul a en effet remixé « Three Graces » en 2009 et son remix m’a beaucoup marquée, a même un peu influencé la suite pour moi. Nous sommes devenus amis. Je chante sur l’album ?. Et plus récemment, il a prémixé les titres d’Adieu l’enfance avant que Stéphane Alf Briat ne reprenne la main. Même si nous évoluons avec Paul dans des genres et des communautés assez différents, il y a un point de contiguïté, un tunnel que tu peux emprunter qui relie Mondkopf à La Féline, et qui tient à une certaine vision du monde : je suis sensible à ses textures sonores grisâtres, à la fois épique et un peu surnaturelles, à cet espèce de désespoir sublimé; il y a du « spectral » aussi chez lui, au sens hantologique que tu évoquais.

 

La Féline – Adieu l’Enfance (Kwaidan)

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