« L’enfant, qui si longtemps a joué avec les choses, avec le sable, avec l’eau, que va-t-il rester en lui plus tard de son pouvoir de jouer ?… Il y a ce qu’on appelle la musique. Il s’agit aussi de vagues, de toutes petites et de jouer avec, non certes en les recevant sur les pieds mouillés mais seulement, tant elles sont minuscules, dans le plus profond de l’oreille qui les reçoit vibrantes et comme un secret. Ces ondes infimes soulagent des choses, de l’insupportable « état solide » du monde… Elles savent faire la nuit sur l’objet… » (Henri Michaux, Un Certain phénomène qu’on appelle musique).
On pourrait citer l’entier d’un texte qui a cerné si justement l’essence du phénomène que chacun de ses mots décrit avec précision les résultats qu’obtiennent ces trois musiciens d’exception. Car, en retour, ceux-ci se tiennent à ce point au plus près de cette essence que de tels propos, d’ordre général, trouvent là leur illustration naturelle.

Ebruitement furtif, la musique naît sous leurs doigts du simple frottement de l’espace sur lui-même, alors qu’il se déplie tiré d’un long sommeil. Un éveil nocturne, dans le bruissement d’insectes, le craquement des feuilles et l’effritement des mousses. Michel Doneda, on le sait, on devrait le savoir, a simplement réinventé son instrument. Après Coltrane, Ayler, Lacy, Parker (Evan), il est celui par qui une nouvelle histoire est possible, où les sentiers bifurquent. On pénètre avec lui dans un jardin oublié, univers organique où l’on assiste à la pousse du son. Alors que l’on pense le plus souvent l’improvisation en accentuant la création individuelle, nous parierions que le saxophoniste rêve secrètement de disparaître en son équivalent sonore, telle certaine rose mallarméenne. A cette puissante métamorphose du rôle même du musicien répond l’ampleur des gestes de Kazue Sawai, maître du koto qui incarne aujourd’hui son plus profond renouveau. On lui reconnaît un génie particulier dans l’art d’ouvrir sans violence sa tradition séculaire à l’inconnu, Brett Larner en témoigne en ses notes. Avec Tetsu Saitoh, les cordes claquent, grincent et vrombissent en sympathie parfaite avec le patient écorçage auquel se livre le saxophoniste. Le koto creuse les ombres, sculpte leur volume, tisse avec la contrebasse un réseau de fibres, du sous-bois aux frondaisons. Détachée du sens, absurde comme le simple fait d’être, avec la même puissance massive et obstinée du fait brut, cette musique égare et rafraîchit, sidère, ravit, élève. Le dépaysement n’est que momentané car bien vite il semble qu’au contraire l’on naisse au monde. C’est simplement qu’on a changé de camp, abordé la rive non humaine d’où considérer le monde avec le regard des arbres et des pierres.

Kazue Sawai (koto basse, kyo-koto, ajeang coréen), Michel Doneda (ss), Tetsu Saitoh (b, prep. B, ching coréen). Live au Hall Egg Farm, Japon, 30/10/1999.