Thomas Hampson (Billy Budd), Anthony Rolfe Johnson (Vere), Eric Halfvarson (Claggart)… Manchester Boys choir, Hallé orchestra & choir, Kent Nagano. 2 CD.


Vingt-deux ans après sa mort, Benjamin Britten n’aura jamais été aussi joué et fêté, sur scène comme au disque : pas de purgatoire pour le très pacifiste compositeur britannique, le cas est suffisamment rare -en musique comme ailleurs- pour être souligné. Alors que l’Opéra Bastille en a repris, dernièrement, la production mémorable de Francesca Zambello, on attendait néanmoins la grande gravure moderne de Billy Budd: la voici, qui plus est dans sa version originale de 1951. De ce huis clos marin (donc 100% masculin) inspiré de Melville, on avait déjà bien sûr deux exécutions de référence par Britten lui-même : le live de la création, dominé par le Claggart diabolique de Frederick Dalberg mais desservi par un son « historique », et l’enregistrement studio de 67, avec Peter Pears, of course, dans le rôle de Vere -osera-t-on dire qu’il est aujourd’hui surpassé… on y revient.
Britten
, lui, chef de sa partition, ne l’est pas : il faudra, quelles que soient la beauté et l’ampleur du geste de Nagano (qui, l’air de rien, nous livre chaque année des intégrales de haut vol : Hoffmann, Werther…), toujours revenir à la direction tendue, oppressante, du Britannique. Même si l’on entend ici, grâce à une prise de son (publique) splendide, les pupitres et les chœurs dans une clarté inouïe.

Quand au cast : prodigieux, inégalable, inespéré ! Comme d’habitude (de combien d’artistes peut-on écrire cela aujourd’hui ?), comme d’habitude, donc, Thomas Hampson est génial : génial dans la simplicité, dans son entente profonde avec le personnage de Billy, dont il a, naturellement, l’idiome ad hoc -mais on sait que le baryton américain chante Onéguine et Mahler avec la même évidence ! On écouterait « Look ! through the port… » en boucle, si n’étaient les autres… Car Rolfe Johnson, plus que Pears pour qui le rôle du capitaine Vere fut écrit –Rolfe Johnson est Vere : le chef, autoritaire et inflexible, et l’homme, soumis à des sentiments déchirants et refoulés. Que l’on entend, que l’on devine, dans les moindres inflexions de voix du ténor, qui s’impose définitivement comme l’un des plus grands interprètes lyriques de Britten (son Grimes est d’ores et déjà légendaire). Très beau et très sombre Claggart, enfin, de Halfvarson, qui ne prétendra pas détrôner Dalberg mais s’impose sans déparer face à un « couple » aussi miraculeux.

In fine, une réussite absolue. Qu’on saluera d’autant plus fort que l’on sait aujourd’hui le Hallé, avec qui Nagano prévoyait de nouveaux Britten, au bord du dépôt de bilan : un million de livres de dettes pour l’orchestre le plus ancien d’outre-Manche, où la politique culturelle n’a pas tout à fait les mêmes priorités que de ce côté-ci. M. Blair écoutera t-il ce Billy Budd (mais on croit savoir qu’il est plus sensible au rock…) ? Nous, on n’aimerait vraiment pas que cet opéra se transforme en requiem d’une si belle phalange : le plaisir serait franchement gâché…

Stéphane Grant