L’originalité de ce double album tient avant tout au répertoire abordé. Jusqu’alors Jean François Heisser -50 ans- avait enregistré avec bonheur des programmes d’œuvres rares : intégrale Paul Dukas, répertoire espagnol (laissé naguère aux seuls Arthur Rubinstein et Alicia De Larrocha). Aujourd’hui, à penser au nombre disponible d’enregistrements des ultimes opus de Beethoven, on se demande l’intérêt d’éditer une nième version des dernières sonates. Cependant, l’association des monstres (les trois sonates, les variations Diabelli) et des minuscules (bagatelles et autres valses de la toute fin) est rare. L’angle de vue est à saluer et tend à éclairer d’un jour nouveau la statue de marbre du dieu Beethoven.

Les miniatures -des œuvres d’une durée de quelques secondes- réorientent les grandes pièces. Les grandes pièces ? Des chefs-d’œuvre, magnifiés par les plus intenses interprètes du siècle (Schnabel, Kempff, Richter… Gulda) : trois dernières sonates, belles à pleurer. Recomposition d’un genre établi par Joseph Haydn 70 ans plus tôt. Œuvres où fugues et variations remplacent le rondo final, où la forme est reconsidérée constamment au service des idées dramatiques. Heisser, en interprète confondant d’honnêteté, se hisse comme il peut à la hauteur de cette musique. Il soigne la sonorité de son piano, contourne beaucoup de pièges. Plus à l’aise encore dans les variations Diabelli, il ne perd jamais le fil et démontre comment Beethoven a épuisé la forme variation. Quatre-vingts ans seulement après Bach et ses variations Goldberg, Beethoven releva en effet le défi de pénétrer les rouages d’une petite valse proposée par l’éditeur Diabelli à tous les compositeurs viennois. Mieux encore que Franz Schubert, Beethoven dénature la valse -quelques dizaines de mesures innocentes- et bouscule toute considération raisonnable.

En complément de programme, Heisser joue les bagatelles, valses, écossaises miniatures triviales ou sublimes, avec un charme étonnant. Quelle réponse à la tragédie rauque de l’opus 111 ! Ces objets de laboratoire restent mal compris du public, dérouté par les rythmes alambiqués, des mélodies passablement passives. Le matériau sonore est comme décharné, et Heisser ne cherche pas à mentir. C’est parfait. Saluons finalement le livret rare d’intelligence qui accompagne ces deux CD. Il donne une chronologie des œuvres esquissées, composées puis éditées. On y trouve quelques réflexions de l’interprète, d’émouvants propos d’André Boucourechliev, et surtout le parcours poétique de Michel Butor. Sa lecture titrée « le château du sourd » est fondamentale, et invite tout lecteur à se plonger dans les dernières brumes beethovéniennes.