« Je dispose d’un père et d’une mère dont je suis l’enfant pour toute la vie et qui, ensemble avec moi, représentent un corps familial sain ». Martin est comme ça. Ce chômeur homo, narrateur du récit dévastateur de Thomas Jonigk, parle de sa famille comme d’un emballage propre à pH neutre. Sauf qu’en le disséquant, les vieux relents pullulent et prennent à la gorge dans un roman aux allures de pamphlet qui poussent l’introspection au bord de la schizophrénie. Etrangement tenue et maîtrisée, l’écriture de Jonigk porte déjà en elle un tempo et une blessure qui marquent ses 140 pages au fer rouge. Et ce dès l’ouverture, laquelle annonce la texture à venir à travers une scène trash et séminale à souhait : le roman puise sa force et son impact dans cette langue que Jonigk semble avoir inventée de toutes pièces pour traverser le flux de conscience du jeune Martin ; une langue percée par des éclats d’enfance blessée, piratée de l’intérieur par une syntaxe de flash-back et de dédoublements de personnalité. Une langue lapidaire et sèche, aux phrases parasitées par des jets de proverbes existentiels et de sentences commerciales. Le sol se dérobe sous les pieds de Martin et un vide se creuse au cœur de ses propres mots. Résultat : Jupiter est, à sa façon, une chute troublante dans l’Œdipe profond d’un personnage.

Violé par son père, étouffé par une mère imprégnée d’anticapitalisme, Martin est pris au piège d’une répétition sans fin de son enfance meurtrie. Cette fuite impossible est rythmiquement desservie par une vitesse narrative qui explore au scalpel une sorte d’ »entre-temps » dans lequel Martin semble flotter, entre passé et présent, entre traumatisme et quotidien. Le malaise de Martin, dont le corps flirte sans cesse avec l’oubli (« je ne me souviens pas de moi « ,  » je ne me souviens pas du temps dont je n’ai pas de souvenirs »), s’accentue dans une succession d’étranges micro-phrases qui forment un chant à part, en suspens, proche de Lynch et de Beckett et fortement criblé de névroses (« j’étais en moi mais j’étais introuvable »). Le personnage central en retire une densité singulière, pétrie à l’aune de ses propres porosités, failles et autres cicatrices sexuelles. Si Jupiter porte en lui un vertige qui rappelle le monologue circulaire de La Chute de Camus, il évoquera pour d’autres l’American Psycho de Breat Easton Ellis : les froides abysses de Martin s’enracinent en effet dans un déluge de marques et de produits. Ce personnage, tout entier traversé par une logique de complémentarité (« je préfère être seul à deux ») et de sursauts d’identifications se projette tantôt dans la peau de deux chiens, « sacrifiés » comme lui, tantôt à la place… d’une poudre à récurer.

C’est que cette implacable plongée en plein naufrage existentiel interroge, avec une bonne dose de satire, la mémoire, la frontière du corps meurtri et, au fond, tout ce qui fait sa consistance et sa volonté d’en finir ou de vivre. Vies flanquées d’une date de péremption, focalisations maniaques sur la composition des jus de fruits ou des lotions buccales : la folie galopante de Martin perd pied dans une économie de marché où le corps est réduit au rang d’objet recyclable. Voire de déchet. Le binôme de l’offre et de la demande (« je n’apparais pas dans la perception des autres et le déchet que je suis n’est pas traité par eux ») contamine tout son discours, d’une violence à la fois sociale, sexuelle et clinique. En concentrant toute sa fiction dans le seul regard d’un personnage, Jonigk aurait pu épuiser son intrigue : il n’en est rien. Le tour de force repose sur la cadence que Jonigk impose à son sujet, pourtant éminemment casse-gueule. Sans pathos ni résolution finale, l’écrivain allemand se permet même de parler d’amour, ou plutôt de tendresse vouée à l’échec et au refoulement. Son intrigue se referme sur une dernière boucle répétitive, que la quatrième de couverture d’ailleurs a préféré éclaircir et révéler. C’est bien le seul reproche à faire à cette précieuse découverte, source d’une réflexion parallèle jamais pesante sur l’apparence et l’intégration dans la société allemande. Un conseil, donc : ne lisez pas cette quatrième de couverture… Et jetez-vous directement dans la gueule du loup.