Après La Musique du père et Tentation, Le Voyage à Valparaiso est le troisième roman de l’un des nouveaux maîtres de la littérature irlandaise. Valparaiso est une ville imaginaire, un rayonnant mirage quelque part en Amérique du sud, vers lequel s’enfuit le héros d’un poème irlandais afin de quitter les brumes de son île et de son passé et d’y reconstruire une vie meilleure. Ce roman parle du retour au pays d’un homme, Brendan Brogan, qui tenta de fuir son enfance et sa vie ratée en suivant l’idée du poème. Dix ans auparavant, profitant de l’accident terrible d’un train qu’il aurait du prendre, il quittait tout : femme, enfant et douloureux souvenirs. Il se fait passer pour mort et endosse l’identité de son frère suicidé pour courir le monde, prenant le nom de celui qui était son seul ami, volant la vie de ce frère qui lui avait volé son enfance. Brendan est un joueur et cette fuite son ultime pari, qui lui permet de « jouer à être un autre plutôt que lui-même ». Mais à peine pose-t-il le pied sur le sol natal que tous les démons du passé ressurgissent, inchangés mais déchaînés : on n’échappe pas à son passé. Le piège se referme sur l’enfant humilié qui retrouve son image. Qui doit l’affronter et oser enfin se démasquer.

Bolger évite l’écueil du pathos irritant à la « Poil de carotte » sur l’enfance atroce et la maltraitance, ressort ultra usé de l’émotionnel néo-naturaliste. Le sujet du roman n’est pas tant l’humiliation passée que son « feed-back » dans l’existence d’un être et ses possibilités de composer avec, de s’accepter malgré tout ; ainsi Brendan devra-t-il reconnaître ses bourreaux s’il veut se reconnaître lui-même. Des bourreaux qu’il ne peut s’empêcher d’aimer autant qu’il les hait, de la même manière qu’il ne peut s’empêcher de trahir ceux qu’il aime : le paradoxe est la seule marque tangible d’une authentique dissection de l’humain.

La narration, brillante et parfaitement menée, décante indice après indice le passé de Brendan, conjointement à la découverte des anciens trafics auxquels se livraient les familles de sa ville natale, trempées dans la corruption politique. Les secrets politiques, les non-dits familiaux, les masques se révèlent à travers un labyrinthe où les temps, les âges et les générations se mêlent sur fond d’éternel retour par des jeux de miroirs judicieux (Brendan, dont l’existence est clandestine, rencontrant les nigérians clandestins qui cherchent en Irlande leur Valparaiso, le père de Brendan rattrapant avec son petit-fils ce qu’il n’a pas vécu avec son fils, le fils de Brendan le renvoyant à l’image de son père, etc.) Le Voyage à Valparaiso s’articule ainsi dans la distorsion temporelle autour des thèmes des masques et de l’identité, de la fuite et de la fatalité, étreignant à bout de mots celui, terriblement noble, de la reconnaissance.