Désespérément silencieux depuis cinq ans, le duo d’archivistes le plus précieux de la pop revient enfin avec « The Way out ». Bien plus qu’un nouvel album, c’est une merveille mélodieuse doublé d’un objet à l’ambition démesurée, la clé vers une bibliothèque sonore plus grande que le monde.

Abasourdi par la vitesse et la virtuosité de leurs collages, on a initialement interprété la musique de Nick Zammuto et Paul de Jong comme un symptôme technologique des possibilités des logiciels et de la capacité de stockage des disques durs. Comme on se trompait : débordant de data par tous les pores, les compendiums hyperdenses et étonnamment harmonieux des Books sont bien des symptômes, mais de notre monde gangrené par la thermodynamique tout entier. Authentique unité de recyclage et de réhabilitation populaire (ils parlent en langage folk), les Books se sont fixés comme mission esthétique de révéler le bonheur paradoxal de la discontinuité, et comme mission théorique de réécrire l’Histoire en annulant la frontière entre mémoire et expérience du moment présent. Sur ce nouvel album attendu depuis cinq ans, ils poussent le bouchon plus loin encore en ajustant les cadences de leurs chansons à celles de documents exceptionnels qu’ils nous présentent (pourtant glanés dans les poubelles et les cash converters), injonctions terrifiantes de relaxation, admonestations bibliques ou belligérances enfantines, et bâtissent un fabuleux tunnel sensitif à travers les décombres – loin, très loin des autoroutes de l’information.

Chronic’art : Sur ce nouvel album, on trouve beaucoup de documents sonores provenant de disques de développement personnel et de relaxation. Doit-on y lire un commentaire en négatif sur le rôle subliminal que vous souhaitez donner à votre musique ?

Paul de Jong : Nous avons passé l’essentiel de ces cinq dernières années à agrandir notre bibliothèque sonore, notamment à y intégrer une énorme masse de documents provenant de cassettes dénichées dans les vide-greniers et les magasins d’occasion sur la route. En compulsant et en classant tout cela, certains traits distinctifs des années 60 jusqu’au milieu des années 80 ont émergé naturellement : à l’époque, les cassettes de développement personnel, d’hypnose ou de relaxation étaient un produit de consommation courante. Le sujet s’est en quelque sorte imposé à nous.

Vous considérez la collecte et l’editing des documents comme la première phase de la composition ?

Zammuto : La bibliothèque est la première influence formelle et esthétique de notre musique. J’y fais un tour avant de composer quoi que ce soit, et j’y trouve autant des idées de patterns que des manières de lier les choses. C’est vraiment un outil exceptionnel, parce qu’elle est énorme et fabuleusement cohérente dans son classement. Si on se contentait de sortir des documents au hasard, les connexions ne se feraient pas. La classification de Paul est le premier geste artistique de notre musique.

Quel pattern de travail avez vous suivi pour passer des documents à l’œuvre ?

Tout commence généralement avec une ou plusieurs pépites, des cristaux de graine issus de disques ou de documents domestiques enregistrés par des enfants, de cassettes de thérapie par l’hypnose ou de cassettes de répondeur. Il suffit de les arroser pour qu’ils croissent. Généralement, tout s’emboîte quand on ajoute les parties instrumentales. Même les paroles sont inspirées par les samples.

Les mélodies découlent toujours des documents ?

Tout part d’une synergie entre un document et une ébauche musicale. Les rôles ont tendance à se mélanger mais généralement Paul propose les documents et je pose les premières bases instrumentales. Le travail d’assemblage et de combinaison vient plus tard. Il faut que documents et parties instrumentales se tirent vers le haut. Une fois que la relation est établie, on peut commencer à penser à la structure et à la composition.

Sur Lost and safe, votre album précédent, il y avait cette chanson, Be good to them always, sur laquelle vous poussiez encore plus loin l’appropriation et le détournement, puisque vos voix servaient à harmoniser celles des documents…

Ce genre de geste recouvre une multitude inépuisable de problématiques très contemporaines. Notre culture est éminemment bruyante, et en tant qu’artistes, nous sommes obligés d’imaginer des stratégies pour tirer quelque chose du chaos. Qu’on le veuille ou non, le silence n’est pas de ce monde, et personne ne peut se vanter de créer ex nihilo. Plutôt que de tenter l’échappatoire, on a décidé de faire avec et d’en extirper quelque chose de beau et, surtout, de personnel. On doit pouvoir voir nos visages se refléter dans les fragments de cristal éparpillés que sont nos morceaux. On travaille dur pour cela : on ne le distingue pas forcément, mais toutes les phrases qu’on peut entendre dans The Way out sont découpées et réarrangées de manière à leur faire dire des choses différentes que sur les documents dont elles proviennent. J’appelle ça de la « recombinaison libre », c’est un peu l’équivalent technique de l’anagramme : on change l’ordre des mots à la recherche d’un sens caché à révéler, pourquoi pas celui secret du locuteur. C’est comme une correction poétique, ou une l’archéologie de l’intime.

P.d.J. : Il y a aussi tout un ensemble éthique à décoder dans la manière dont on utilise et détourne les documents. On refuse toute ironie, tout cynisme. Il y a de l’humour, mais on ne tourne jamais les locuteurs en dérision. Ca serait trop facile.

La manipulation des documents les plus intimes doit être plus délicate encore…

N.Z. : Les résonances émotionnelles contenues dans le ton des voix racontent déjà des histoires. On est friand de ces moments où les mots et la musique d’une voix se contredisent ou s’enrichissent.

Les voix qu’on entend sur le disque sont toutes anonymes ?

P.d.J. : Par la force des choses, oui, puisqu’elles proviennent de cassettes trouvées dans des dépôts-ventes. Il arrive qu’on nous donne des enregistrements, mais on préfère ne pas les utiliser. Il est aussi arrivé que des gens viennent nous voir après un concert en pensant s’être entendus dans un morceau. Mais jusqu’à présent, ils se sont tous trompés.

Je me demandais si vous connaissiez personnellement les deux enfants qu’on entend dans A Cold freezing night

N.Z. : C’est un miracle qu’on l’ait trouvé.

P.d.J. : Au début des années 90, une petite entreprise qui s’appelait Tiger Electronics a commercialisé un magnétophone cassette à pitch réglable similaire à celui utilisé par Macaulay Culkin dans Maman, j’ai encore raté l’avion, le Talkboy. Après le succès du film, la machine s’est extrêmement bien vendue et on peut trouver plein de cassettes dans les brocantes enregistrées avec. Les dialogues de A Cold freezing night proviennent de deux cassettes bricolées à l’époque par des gamins.

N.Z. : En l’état, ces deux cassettes n’étaient pas tout à fait exploitables, ceci dit, on était loin du ready-made. Mais le dialogue entre le frère et la sœur est vraiment incroyable : on a donc seulement changé l’ordre pour en faire une sorte d’histoire. Il faut vraiment rendre hommage à la ténacité de Paul. « Plus on cherche, plus on trouve ».

Vous arrive-t-il de vous interdire d’utiliser certains documents ?

Souvent, en fait. Parfois, c’est parce que les voix appartiennent à des célébrités, et le fait qu’on les reconnaisse en altère trop le contenu… Même si l’on s’est autorisé à utiliser la voix de Gandhi sur un morceau de l’album. Mais le plus souvent, c’est parce qu’ils sont trop sombres ou trop effrayants.

Certains de vos morceaux s’apparentent plus à des vraies chansons, d’autres davantage à des gigantesques collages. Où est la limite entre ces deux pôles ?

Je travaille toujours de la même manière, avec les mêmes logiciels et les mêmes oreilles. Pour moi, il n’y a ni pôle ni frontière. J’aimerais faire un disque où les deux seraient absolument impossibles à séparer. On compose autant avec des notes qu’avec des idées, et c’est une équation valable pour tous nos morceaux, sans exception.

Le recyclage des tonnes de données laissées par le XXe siècle semble être la tâche la plus importante des artistes du XXIe. Qu’en dites-vous ?

P.d.J. : Il faut commencer par s’entendre sur ce qu’on considère comme des déchets ou des trésors. A la vitesse où vont les choses et notamment à cause du mythe de la nouveauté, on a tendance à manquer de recul. Les collectionneurs ont la capacité de sauver le monde parce que leurs obsessions peuvent donner de la valeur à tout et n’importe quoi. Nous faisons du recyclage intellectuel.

N.Z. : Je pense que c’est moins une tâche qu’un besoin. Tout ce bruit est comme une masse sans visage, et chacun de nous doit pouvoir s’y bricoler une petite cabane où s’abriter. C’est un instinct de survie.

Propos recueillis par

The Books – The Way out
(Temporary Residence / Differ-Ant)