Documentariste de grand renom, auteur du « Pays des sourds » et de « La Moindre des choses », Nicolas Philibert a posé sa caméra, pendant six mois, dans une classe unique nichée au coeur de l’Auvergne. De cette idée toute simple est né Etre et avoir, un film bouleversant sur le mystère de l’enfance, l’apprentissage et l’ouverture au monde. Ce grand monde qui attend Jojo, Axel, Nathalie et les autres…

Chronic’art : Alors que dans La Moindre des choses par exemple, vous partez d’un lieu choisi pour lui-même, le lieu de Etre et avoir a été trouvé après le choix du sujet. Est-ce que cela a changé quelque chose dans votre approche ?

Nicolas Philibert : Oui, forcément. Dans La Moindre des choses, le lieu était là, et je devais faire avec. Là, j’ai dû faire une sorte de casting d’écoles (j’en ai visité près d’une centaine) au fur et à mesure duquel je devenais plus exigeant, je construisais la classe idéale : il fallait que « ma » classe concilie à la fois des facteurs pratiques (pas trop d’élèves, une classe lumineuse pour éviter d’avoir à éclairer, etc.) et des facteurs affectifs : il fallait aimer l’atmosphère de cette classe, et pas pour des raisons pédagogiques. Quand j’ai vu celle de Georges Lopez, j’ai su que je la tenais ; il régnait une ambiance studieuse, les petits travaillaient en silence pendant que les grands étudiaient avec le maître. Et puis j’ai aimé cet instituteur, j’ai senti qu’il pouvait être un personnage intense, parce qu’il a une présence forte, contrastée : il est assez traditionnel, autoritaire par moments, et en même temps il a une grande humanité, une infinie patience.

Une fois la classe choisie, avez-vous eu des difficultés à mettre en place le dispositif ?

Le chemin a été long jusqu’à cette classe, mais ensuite, ce fut assez rapide. On a commencé à tourner un mois et demi après le premier contact. Il n’y a pas eu de grosse difficulté. Sur le plan technique, il a fallu remplacer les néons, en ajouter d’autres, puisque je ne voulais pas éclairer. Pour le reste, on apprend en faisant, avec des erreurs. Les deux premiers jours, j’ai tourné caméra à l’épaule avant de comprendre que ça n’apportait rien à la légèreté du film. Poser la caméra a permis au hors champ d’exister plus librement, puisqu’il n’y avait plus la tentation de panoter sans arrêt. Par ailleurs, au début du tournage, je cherchais davantage à capter les choses sur le vif. Petit à petit, j’ai commencé à proposer des situations, des situations à créer ou à reproduire. Et ça ne peut fonctionner que si les protagonistes s’approprient ses séquences, si elles trouvent un écho en eux. Par exemple, les scènes où le maître parle avec Nathalie ou Olivier : elles ne sortent pas de nulle part, ce sont des situations que j’avais observées auparavant. Mais au moment de tourner, je ne sais pas ce qu’ils vont se dire, et la difficulté devient pour moi d’évaluer si ma caméra est intrusive ou pas. Les enfants ne le disent pas, ils me le font comprendre, c’est à moi de le sentir.
Aviez-vous une sorte de trame ? Aviez-vous décidé à l’avance des séquences hors de la classe ?

Oui, j’avais prévu les plans de paysages, car les paysages disent quelque chose de la vie des gens. Ça me permettait aussi de donner une respiration au film et de montrer comment cette classe est au monde. Car l’école, c’est l’endroit où l’on est entre soi, et en même temps le lieu où l’on découvre que l’on habite un vaste monde. J’avais aussi l’idée de tourner des scènes de devoir chez les enfants. A part ça, je n’avais pas de trame. Mais comme le tournage avançait, je notais des listes de séquences à tourner, ces propositions dont je parlais.

Etre et avoir est un film sur un double apprentissage : celui des enfants et le vôtre, vous qui devez apprendre à les regarder…

Oui, absolument. De toutes façons, je ne suis jamais dans la position de celui qui sait et qui cherche à inculquer un savoir au spectateur. Au contraire, j’essaie d’apprendre quelque chose des êtres que je filme. C’est aussi pour cela que le tournage devait être long. Plus il avançait, mieux je cernais le film. C’est la raison pour laquelle il y avait beaucoup de situations que j’ai initiées vers la fin du tournage. Ces scènes devaient contenir en quelques minutes des éléments observés auparavant, ce que j’avais appris de mon côté.

Avez-vous eu l’impression ou l’intention de filmer plutôt à hauteur d’enfant, ou plutôt à hauteur d’adulte ?

La veille du tournage, j’ai eu une espèce d’insomnie à cause de cette question qui me semblait alors essentielle. Je l’ai tournée dans tous les sens mais au réveil, je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas la poser de façon radicale. Ce serait faire comme s’il y avait une réponse mécanique à toutes les situations. Il fallait faire preuve de souplesse, s’adapter. Concrètement, la caméra est à la hauteur des enfants. Mais cela ne signifie pas que le film est avec les enfants, contre les adultes. Ou vice versa.

Comment conceviez-vous votre place dans la classe ? Il y a toujours ce vieux problème de la mécanique quantique : l’observateur perturbe la réalité qu’il observe…

Je ne fais pas abstraction de cela, je fais avec. La présence d’une équipe de cinéma dans une classe dérange forcément quelque chose. On n’est pas invisible, et il ne s’agit justement pas de se rendre invisible. Il y a toujours un jeu entre celui qui filme et celui qui est filmé. Il ne s’agit pas de se faire oublier, il s’agit d’être là, dans une présence discrète.
Ce serait insupportable, pour ceux qui sont à l’écran, d’avoir le sentiment qu’ils sont filmés à leur insu. Je ne cherche pas à me dérober, à me cacher, mais plutôt à me montrer comme quelqu’un qui fait son travail à côté des enfants, qui font le leur. On partage cela. Parfois, les petits nous apportaient leur cahier en quête d’un coup de main. Il fallait leur dire non, parce que nous ne sommes pas maîtres. Je devais aussi leur faire comprendre que je n’attendais pas d’eux qu’ils fassent les clowns devant la caméra, que ça ne m’intéressait pas. Ils l’ont vite compris et n’en rajoutaient pas. Cela dit, notre présence les travaillait sans doute, surtout les grands. Je devais sentir aussi quand la caméra les gênait, et arrêter de filmer à ce moment là.

On n’a jamais le sentiment que cette caméra est un oeil coercitif, qu’elle se comporte comme une caméra de surveillance. Les enfants, justement, auraient pu la percevoir comme ça.

Oui, je ne voulais pas d’une caméra de surveillance, mais d’une caméra de bienveillance. On n’est pas là pour juger, pour amplifier l’humiliation d’un enfant qui rame devant un exercice. Voyant que je n’allais pas filmer tout et n’importe quoi, les enfants se sont sentis en confiance, je crois. Toutefois, il suffisait que je filme l’un d’eux, Axel, pour qu’il se concentre sur son travail ; alors parfois, je faisais semblant de tourner. C’était peut-être une manière de lui éviter une engueulade !

Comment avez-vous envisagé le montage du film ?

J’avais soixante heures de rushs, à raison de quarante minutes en moyenne par journée de classe. J’ai opéré une première sélection de trente heures pour finalement travailler sur quatre heures. A ce moment, il y a d’emblée une moitié des séquences qui s’impose. Notamment à la fin du film, et d’ailleurs j’ai commencé par la dernière demi-heure. Le film se reconstruit au montage. Jojo par exemple, est très présent, mais il n’a pas été beaucoup plus filmé que d’autres. Je ne voulais pas le « starifier », car le film aurait très vite viré dans l’anecdotique. Il ne fallait pas empiler les mots d’enfants. L’enfance, c’est l’innocence, la fraîcheur, bien sûr, mais c’est aussi de la difficulté, des angoisses. C’est dur d’apprendre à grandir.

Propos recueillis par

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