Laurent Courau anime La Spirale et interroge, depuis 1995, les freaks technoïdes des bas-fonds de la sphère informationnelle. Ses meilleurs entretiens font aujourd’hui l’objet d’une première anthologie papier, « Mutations pop et crash culture ». Entretien avec le gourou despotique de l' »e-zine des mutants digitaux ».

– entretien en complément du papier publié dans Chronic’art #14, en kiosque –

Chronic’art : Quelles étaient, à l’époque, tes intentions lorsque tu as créé La Spirale ?

Laurent Courau : Juste l’envie d’apporter un éclairage sur des initiatives artistiques et culturelles dont les médias, à l’exception de certains fanzines et de quelques rares émissions de radios associatives, ne se faisaient pas le relais. La lecture des romans de William Gibson et des écrivains cyberpunk m’ayant secoué, j’avais besoin de passer à l’action en apportant ma petite pierre à l’édifice. C’était le milieu des années 90, l’époque des débuts du Web, de la vague techno-industrielle avec des groupes comme Ministry, les Revolting Cocks ou Peace, Love and Pitbulls. On s’essayait aux images de synthèse, à l’animation sur ordinateur, etc. Tout semblait neuf. Nous sortions tout juste de la déferlante hardcore-punk américaine de la fin des années 80. Il y avait encore pas mal d’énergie dans l’air. Mais je n’imaginais pas une seconde que la publication de quelques textes sur le Net m’entraînerait dans une histoire aussi longue. Rien à voir avec le foisonnement de business plans et la prolifération de start-ups dans les années qui ont suivi. Je n’ai jamais eu de programme prédéfini, pas plus de véritables intentions. La création de La Spirale s’est faite de manière on ne peut plus spontanée.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Ma principale motivation reste encore et toujours le plaisir de la découverte et des rencontres, même virtuelles. En ajoutant à ça qu’il est tout de même plus drôle d’interviewer un évangéliste satanique, un freak adepte des modifications corporelles, une artiste numérique transsexuelle ou un savant fou spécialisé dans l’implantation de puces électroniques dans le corps humain que d’écrire un papier sur les mérites comparés des programmes électoraux de François Hollande et de Jean-Pierre Raffarin, voire une critique du dernier roman d’autofiction d’un jeune écrivain parisien qui n’intéresse personne si ce n’est son éditeur. Et quoi qu’on en pense, ça n’est pas nécessairement plus idiot. Les excentriques qui s’affichent dans La Spirale ont beaucoup de choses à dire sur le monde dans lequel nous vivons et sur ce qui nous attend dans les années à venir, aussi inquiétant ou surprenant que cela puisse paraître. Le futur est à eux, tant pis pour les autres. La réalité telle qu’on nous l’a inculquée durant notre prime jeunesse n’existe plus, qu’elle repose en paix. Bienvenue dans le nouveau désordre mondial !

Comment réalises-tu généralement tes interviews ? Par mail, de visu ?

Les interviews sont dans leur immense majorité réalisées par mail. Il serait impossible de faire autrement. Pour te donner un exemple, ma première interview de Maurice G. Dantec, réalisée de visu, a duré plus de quatre heures et m’a demandé près d’une semaine de retranscription. Il me serait impossible d’assumer une telle charge de travail pour chaque interview. La Spirale est donc financièrement condamnée aux échanges virtuels, ce qui fait finalement partie de sa dynamique et contribue à l’énergie du site. Comme j’ai eu l’occasion de le dire à Rick Rinker, l’évangéliste satanique du 600 Club, pour rassurer ses inquiétudes sur une éventuelle manipulation de ses propos : « Le site fonctionne comme un lien direct entre vos claviers et les écrans de nos lecteurs ».

Question pénible, désolé : en terme d’organisation (choix des sujets, rédaction des papiers, intégration, maintenance technique, coûts, etc.), comment fonctionne La Spirale ?

Rien de plus simple. Je m’occupe seul du site, à l’exception de la gestion de la base de données qui est assurée par un ami informaticien et transformiste d’origine toulousaine, et je réalisais jusqu’à récemment la majorité des sujets. Heureusement, le site bénéficie de plus en plus fréquemment de contributions de lecteurs et d’amis. Ce qui me permet de respirer et d’envisager d’autres déclinaisons pour son contenu, comme cette anthologie qui m’a demandé plusieurs mois de travail. D’un point de vue financier, maintenir le site en ligne coûte trois fois rien, moins de 15 euros par mois. Il s’agit avant tout de se faire plaisir, ce qui reste à mon sens le meilleur moteur. A ce stade-là, il n’est même plus question de micro-économie et ça fait plus de huit ans que ça dure.

Sinon, personnellement, j’alterne entre mes différentes casquettes… Graphiste, journaliste ou réalisateur de films documentaires. De fait, le temps que je passe à travailler sur le site est assez variable. Environ l’équivalent d’une journée par semaine. Mais il m’arrive parfois de ne pas y toucher pendant plusieurs semaines, notamment lorsque je pars en tournage dans des zones insalubres où les cybercafés se font rares.
N’étant pas lié à La Spirale par des contraintes financières, je gère le site en fonction de mes disponibilités et de mes coups de coeur. Une situation assez idéale. J’ai rêvé par le passé de vivre de ce hobby pour finir par comprendre que ce serait une erreur. Ca enlèverait beaucoup de fraîcheur au site.. Rien ne vaut la liberté de la gratuité. Zéro engagement, zéro contrainte.

Comment déniches-tu toutes ces personnalités dans la marge interviewée ?

Pas mal de surf sur Internet, au hasard des liens. Je lis aussi beaucoup de fanzines, de presse underground, de webzines. Le monde regorge d’excentriques passionnants et un grand nombre d’entre eux possède aujourd’hui un site et une adresse mail. Il suffit d’un peu de curiosité et de bien savoir manier les moteurs de recherche pour les dénicher. Il est d’ailleurs vraiment dommage que l’immense majorité des médias culturels hexagonaux se contentent de réaliser des publi-reportages au bénéfice des derniers produits des industries du disque, du divertissement ou de l’édition. La presse française ferait bien de se remettre en question car les lecteurs méritent mieux. Et on ne s’étonne pas que ses ventes baissent. Bonne nouvelle, c’est quelque part à nous de faire de la différence. Jello Biafra des Dead Kennedys n’avait pas tort lorsqu’il avait déclaré : « Plutôt que de haïr les médias, devenez les médias ! » Il ne s’agit que de ça. Quelque chose vous ennuie ou vous manque ? Retroussez vos manches et mettez-vous au travail au lieu de vous plaindre en végétant devant votre écran de télévision ou d’ordinateur.

Parmi cet incroyable galerie de portraits / entretiens (Alexander Bard, l’ex Army Of Lovers devenu philosophe post-post-moderne converti au zoroastrisme, Father Sebastian, un des pères fondateurs de la scène vampyrique new-yorkaise, R.U. Sirius, co-fondateur du cultissime mag US cyber déjanté Mondo 2000, Lukas Zpira, grand prêtre des modifications corporelles, Punish Yourself, combo cyberpunk, etc.), quels sont ceux qui te tiennent particulièrement à coeur ?

Question difficile… Je pourrais quasiment te citer l’intégralité de la centaine d’interviews que j’ai réalisées dans le cadre de La Spirale. Il y a bien sur certains personnages récurrents comme Lukas Zpira, des trésors d’intelligence et de curiosité comme Gareth Branwyn, les vampyres de New York, de vraies découvertes comme les Suicide Girls dont je fus le premier à parler, bien avant qu’elles rencontrent le succès qu’on leur connaît. Ou les vrais cas d’espèce comme Cindy Plenum, une ancienne starlette du porno, aujourd’hui reconvertie dans les modifications corporelles (implantation d’une paire supplémentaire de seins dans le dos) et la zoophilie tendance mousticophile. Ca se renouvelle en permanence. La prochaine interview, celle qui est encore en cours de réalisation, reste la plus excitante.

Existe-t-il chez La Spirale une possibilité d’autocensure ? Est-ce déjà arrivé ?

Cette possibilité existe, puisque je reste seul maître à bord, mais je n’ai encore jamais eu à pratiquer de censure. Je ne crois d’ailleurs pas aux vertus de la censure. Elle me semble au contraire dangereuse. Ce n’est pas en occultant un propos qu’on lui retire de sa force. Il me semble que l’histoire récente l’a suffisamment démontré.. Sans compter que face à la structure même de l’Internet, les tentatives de maîtrise du contenu sont dérisoires. Il serait peut-être plus intéressant de faciliter l’accès à l’information et à l’éducation, plutôt que de vouloir contrôler le contenu des cerveaux. D’autres, particulièrement en France, se sont fait un métier de juger, de critiquer et d’entretenir la polémique. C’est leur droit, mais c’est aussi mon droit de me situer sur une autre perspective. Je préfère faire la promotion d’initiatives loufoques et intéressantes en ouvrant les portes de mon petit cabinet des curiosités à tous ceux que ça intéresse. Partant de là, j’ai peu de chances de pratiquer la censure puisque j’aborde exclusivement des sujets qui m’amusent ou m’interpellent, y compris dans le cas de fous dangereux comme les américains de la Milice du Montana.

Quel est le souci avec la Milice du Montana ?

Ses membres, et leurs nombreux confrères du reste des Etats-Unis, se préparent depuis des années à combattre les grands sauriens extra-terrestres et polymorphes qui ont pris secrètement la tête de l’Otan et du gouvernement fédéral américain pour instaurer un nouvel ordre communiste mondial. On retrouve notamment la trace de leur réseau derrière l’attentat d’Oklahoma City en 1995. De là à dire qu’ils sont potentiellement dangereux, il n’y a qu’un pas que je franchis allègrement.

D’autres cas de personnages ou de groupes interrogés vraiment douteux, voire carrément psychopathe ?

A la fois tous et aucun, selon le point duquel on se place. Je préférerais que tu poses la question à Christine Boutin. Elle est définitivement plus compétente que moi pour découvrir les malades qui se dissimulent dans les pages de La Spirale.

Y a-t-il des personnalités que tu cherches, en vain pour le moment, à interviewer ?

Pas vraiment. Les gens que je contacte sont généralement d’une grande générosité. Ils se montrent étonnamment disponibles. J’aimerais surtout avoir plus temps et de moyens pour aller à leur rencontre et me confronter à leur mode de vie. C’est actuellement en cours au travers d’une nouvelle série d’aventures audiovisuelles qui sortiront en DVD en fin d’année. J’ai de plus en plus envie de mettre les mains dans le cambouis, de partir à l’aventure et d’user mes guêtres sur le terrain. De sortir un peu du cadre somme toute étroit de l’écran de mon ordinateur.

Tu restes en contact avec tous ces personnages interviewés ?

C’est fréquemment le cas. Certains vont même, comme Lukas Zpira, Eric Ouzounian ou Maxence Grugier (pour ne citer qu’eux), jusqu’à collaborer activement avec La Spirale. Il y a comme une petite tribu informelle qui gravite autour du site. Nous formons notre petite communauté d’initiés… l’ordre très hermétique des mutants digitaux. La prochaine étape sera la création de Brainsushi, notre propre agence de presse mutante dont la naissance est prévue pour les semaines à venir, avec toujours pour mission de propager les graines du chaos dans la sphère médiatique.
Curieusement, La Spirale se penche rarement sur le phénomène des jeux vidéo. Pas d’entretien avec les faiseurs et penseurs de l’industrie vidéoludique. Pourquoi ? Ne s’agit-il pas, pour toi, d’une composante essentielle de la cyberculture ?

C’est évidemment une composante importante de la cyberculture, mais je leur ai toujours préféré les jeux de rôles grandeur nature. Personnellement, je ne vois pas trop l’intérêt de me plonger dans une simulation tant que la réalité sera aussi délirante et ludique. Pourquoi m’obstiner à taper sur un vampire virtuel alors que je peux passer une soirée à boire des verres avec un de ses congénères dans un bar du Lower East Side new-yorkais ? Ceci dit, j’aurais vraiment aimé interviewer les créateurs de Manhunt chez Rockstar Games. Il faut oser sortir un truc aussi glauque… Quand tu penses qu’on interdit Ken Park au moins de 18 ans pour quelques scènes de sexe vaguement explicites et que ce jeu est en vente libre, il y a de quoi rire. Ce n’est pas que je sois contre Manhunt, loin de là ! Mieux vaut laisser les psychopathes se défouler sur leurs consoles que de les récupérer dans les rues de nos villes.

Excellente et légitime initiative que cet ouvrage papier regroupant les entretiens du site La Spirale. Difficile d’être exhaustif, quels ont été les critères de sélection ?

Il était clairement impossible de réunir dans un seul ouvrage la globalité des textes, voire même des seules interviews publiées sur le site. Ca demanderait plusieurs milliers de pages. J’ai donc fait de mon mieux pour sélectionner les interviews qui me paraissaient les plus significatives avec le recul, qu’elles illustrent une époque comme c’est le cas de R.U. Sirius de Mondo 2000 et de Lisa Palac de Future Sex pour la cyberculture du début des années 90, ou qu’elles apportent un éclairage sur ce qui se passe aujourd’hui. Comme l’interview de Father Sebastian de l’Ordo Strigoi Vii, un des fondateurs de la subculture vampyrique actuelle.

Comment s’est concrétisée l’idée de cette antholgie ?

L’idée de publier une anthologie du site me trottait déjà dans la tête depuis un moment, notamment en voyant que les éditeurs de sites Web anglo-saxons avaient passé le cap depuis des années. C’est finalement ma rencontre avec Yves Michaud, philosophe, ex-directeur des Beaux-Arts de Paris et lecteur de La Spirale, qui a permis la publication de ce livre au travers de sa collection « Les Incorrects » aux éditions du Rouergue. Quelque part, c’est aussi ce qui rend la publication de La Spirale intéressante : toutes ces rencontres improbables, ces voies de communication qui s’ouvrent entre des univers aussi distants. Confronter la rive gauche parisienne à la démence des marges contemporaines me semble être une idée assez excitante.

Tu évoques souvent la rive gauche parisienne qui, apparemment, te débecte pas mal. Ton avis sur la littérature française du moment ?

Je n’ai pas grand-chose à en dire. On peut penser ce qu’on veut d’écrivains comme Guillaume Dustan ou Maurice G. Dantec (pour rester sur un terrain connu et balisé), mais le fait est que leurs productions littéraires respectives ont su dépasser les problématiques existentielles d’adolescentes défoncées des quartiers chics parisiens. Ceci dit, le problème de la littérature française contemporaine ne me semble pas tant se situer au niveau des écrivains que des maisons d’édition. On s’oriente de plus en plus vers une situation comparable à celle, catastrophique, que connaît actuellement l’industrie du disque. On cherche à rationaliser, à contrôler et fabriquer des produits. Et pour ce faire, on aseptise et on ampute -jusqu’à tuer la poule aux oeufs d’or, à savoir la créativité. A de trop rares exceptions, les tonnes d’ouvrages publiés chaque année me semblent dénuées d’enjeux véritables. Beigbeder ou Lolita Pille, ça vous parle à vous ? Mais je ne doute pas pour autant qu’il existe des textes contemporains sublimes qui dorment sur les disques durs d’ordinateurs isolés.

J’imagine que tu prévois d’autres anthologies pour les nouveaux contenus à venir ?

Bien sur, d’autres volumes de cette anthologie sont à prévoir dans le futur puisque La Spirale ne s’arrête pas et redouble au contraire d’efforts. Et l’invasion ne s’arrêtera d’ailleurs pas là ! Il est également question d’une collection d’ouvrages plus spécifiques développant des thèmes préalablement abordés sur le site. Comme je le disais, des déclinaisons sur DVD sont également envisagées. Nous avons récemment consacré pas mal de temps à développer certains sujets en audiovisuel, notamment la scène vampyrique que nous avons suivie depuis Amsterdam jusque dans Harlem et le Bronx. Je peux déjà dire que personne n’a jamais vu ce que nous avons filmé. L’idée, pas très originale au demeurant, est de continuer à faire exister La Spirale sur le même mode gratuit en développant son contenu sur des supports complémentaires. Après avoir enclenché le processus sur le Net, il est maintenant temps de contaminer la culture de masse au travers d’autres médias. Il est également question de projets transnationaux et de collaborations avec l’équipe de Disinformation (www.disinfo.com). Bref, préparez-vous à une véritable déferlante… On n’a pas fini de rire !

Parle-nous un peu de tes références culturelles et (facultatif) politiques ?

Mes références culturelles ? Public Image Limited, Hunter S. Thompson, Giant Robot, KLF, Federico Fellini, Mo’ Wax, Boris Vian, les Invisible Skratch Piklz, Black Flag, François Rabelais, les Dead Kennedys, Philip K. Dick, Depth Charge, John Coltrane, Negativland, Ian Banks, Orson Welles, Funkadelic, Jean-François Bizot, les Sex Pistols, le Comte de Saint-Germain, Lords of Acid… Ca peut durer des heures. Pour ce qui est de la politique, je n’ai aucune envie de me définir sur l’échiquier politique contemporain. Ce que je fais au travers de La Spirale, à savoir donner pas mal et recevoir beaucoup en échange (ou l’inverse), me suffit amplement. La solution se trouve dans le mouvement, la curiosité et le partage. Comme je l’écris en conclusion de Mutations pop et crash culture, nous ne pourrons plus longtemps nous réfugier derrière des schémas mentaux obsolètes en nous plaignant de l’image du monde que nous renvoient nos écrans. Commençons par être réellement curieux, intelligents et généreux. Ce serait déjà un immense bond évolutif.
Dernier livre lu, film vu et disque écouté ?

Dernier livre : The Book of Joe – The Art of Joe Coleman, en intermittence avec Destination morgue, le dernier James Ellroy. Dernier film : Satanis – The Devil’s mass, un documentaire de 1970 sur Anton LaVey et l’Eglise de Satan californienne. Un grand moment de dinguerie ! Dernier disque : une vieille compilation des tubes 80’s de Divine, le truculent travesti des films de John Waters.

On brûle tout : tu gardes un livre, un film, un disque. Lesquels ?

Autant partir les mains vides et tout recommencer à partir de zéro.

Timothy Leary revient très souvent en citation ou en référence sur La Spirale. Que représente pour toi le pape du LSD, auteur du mythique Chaos et cyberculture ?

Au final, ce qui compte n’est pas tant ce que Timothy Leary représente pour moi mais ce qu’il représente pour une grande partie des personnes interviewées dans La Spirale et, par rebond, pour l’ensemble de la cyberculture et des cultures mutantes. Leary restera une figure incontournable de la contre-culture, depuis ses expériences sur le LSD dans les années 60 jusqu’à sa contribution aux fondations de la cyberculture. Pour rappel, il fut l’un des premiers à réaliser le potentiel social, culturel et subversif de la micro-informatique naissante au début des années 80, bien avant l’Internet. Chapeau bas !

Dantec, que tu connais bien, intervient régulièrement sur La Spirale, sous forme directe ou via des entretiens. Que penses-tu de l’évolution du personnage et de son oeuvre ? Tu en discutes avec lui ?

J’ai découvert Dantec au moment de la sortie des Racines du mal que j’avais adoré comme beaucoup. Nous nous étions rencontrés en 1996 à l’occasion d’une interview enfumée dans mon ancien appartement de la rue d’Alésia. Nous sommes en complet désaccord sur de nombreux points, ce qui ne m’empêche aucunement de correspondre régulièrement avec lui par mail. Dantec dérange, c’est une évidence, et c’est d’ailleurs son droit le plus strict puisque nous vivons à priori en démocratie. Ca devrait faire l’objet d’un débat d’idées plutôt que d’une mise au pilori, surtout lorsque les méthodes employées par certains titres de presse sont limites (citations hors contexte, articles non signés, etc.). Un débat ouvert me semblerait plus intéressant, voire carrément nécessaire dans le contexte actuel.

Tu citais Jean-François Bizot parmi tes références. Toujours fan aujourd’hui ? Tu lis Nova Mag ?

En effet, j’ai beaucoup de respect pour Jean-François Bizot. C’est quelqu’un qui n’a jamais cessé de chercher et de défricher. Nova Magazine (qu’il m’arrive de lire occasionnellement comme 30 ou 40 autres titres de presse) n’est évidemment pas comparable aux numéros du magazine Actuel de la grande époque, mais je persiste à penser que le monde se porterait mieux si tous les patrons de presse manifestaient la loufoquerie et la curiosité dont a su faire preuve Bizot au fil des années. Encore une fois, chapeau bas et respect.

Je découvre que tu as publié récemment une interview de ThTh (Syndicat du hype) sur La Spirale. Après Technikart, Elle, Zurban, les news mag, etc. En quoi Thierry Théolier ou le SDH, qu’on a donc vu partout dans le presse, de la plus underground à la plus mainstream, intéresse-t-il La Spirale ?

Le cas de Thierry Théolier et de ses différentes initiatives me semble remarquable dans ce qu’il révèle du désarroi et de la fainéantise des journalistes de la presse française qui sont prêts à gober n’importe quoi pour remplir leurs pages en faisant un minimum d’efforts. Ses rapports avec les médias, et la manière dont il les manipule, sont vraiment révélateurs de l’état de décrépitude avancé de la chose médiatique. On peut le critiquer autant qu’on veut sur l’inexistence de sa production artistique, mais l’intérêt de sa démarche ne me semble pas se situer là. Sans compter que je ne peux qu’adhérer au parasitage des cocktails mondains. Après, c’est à lui de bien gérer son exposition médiatique pour ne pas se faire récupérer, ce qui lui pend effectivement au nez.

Quels sont, parmi les artistes que tu affectionnes, ceux qui selon toi ont le mieux anticipé le monde d’aujourd’hui et ses possibilités d’évolution à court ou moyen terme ? Bref, qui a vu juste ?

Mine de rien, ils sont nombreux à avoir anticipé une parcelle de la réalité actuelle. Pour n’en citer que quelques-uns : Norman Spinrad dont le roman Jack Baron et l’éternité (écrit entre 1967 et 1968) dénonçait déjà le pouvoir des médias et annonçait les rêves d’éternité des seniors de ce début de XXIe siècle, Afrika Bambaataa, John Lydon, Albert Hoffmann, Kubrick, Salvador Dali, David Lynch, George Clinton, Stelarc, Ridley Scott, J.G. Ballard, Genesis P-Orridge. Et évidemment Bruce Sterling et William Gibson pour la globalisation digitale, la virtualité et le cyberpunk qui s’incarnent dans la réalité de ce début de millénaire. Mais je pourrais en citer des dizaines d’autres. La liste est interminable.

Peut-on dire aujourd’hui qu’il existe encore une marge, une contre-culture ? Si oui, quelle est-elle, comment pourrais-tu la définir ?

Comme je le dis dans le livre, il me semble que tout a explosé et que nous nous trouvons aujourd’hui face à une myriade de mouvances qui se font et se défont en fonction d’initiatives souterraines. Il n’y a plus de grands mouvements fédérateurs comme le punk, le hip-hop originel des années 80 ou la contre-culture des 60’s. Une contre-culture se définit a priori par son opposition à une culture dominante. Or, que reste-t-il de la culture dite dominante sinon une immense sous-culture commerciale et médiatique ? Le Loft, La Ferme ou la Star Academy, c’est de la culture ? Laisse-moi rire… Qu’est-ce qui est le plus choquant ? Les rituels de suspension pratiqués par les body artistes ou l’abrutissement des téléspectateurs sous l’avalanche de publicités et d’émissions de télé-réalité sur les grandes chaînes hertziennes ? Qu’est-ce qui relève véritablement aujourd’hui de la culture, de la contre-culture ou de la sous-culture ? Pas évident. Alors oui, il existe bien sur des cultures marginales et le Web leur permet plus que jamais de se développer en marge des courants dominants, mais il me semble difficile de déterminer leur position sur un échiquier culturel. Le désordre règne et c’est tant mieux.

En conclusion de l’anthologie, tu dis : « La relève est déjà là et s’active dans l’ombre ». Quelques noms ?

Je discutais récemment avec le peintre Joe Coleman des similitudes entre la période que nous traversons et la chute de l’empire romain. Or, comme dans toute période de décadence sociale et culturelle, les expériences délirantes se multiplient : ermites, sataniques, vampyres végétariens, féministes pornographes, transsexuels misogynes, écologistes misanthropes, etc. Encore une fois, je le dis dans le livre : le grand cirque millénariste vient d’ouvrir ses portes, prenez place, la représentation va commencer… Quant à citer des noms pour la relève, plutôt que de faire des prophéties de bas étage, je préfère inviter les lecteurs à visiter régulièrement La Spirale. Ils apparaîtront au fur et à mesure de mes découvertes.

Demain, le Net disparaît… tu fais quoi ?

Dans le pire des cas, il nous restera bien quelques papyrus ou quelques stèles à graver. Sinon, je pourrais toujours monter une troupe de cirque avec quelques freaks de mon entourage pour parcourir les villes et les campagnes. On a vraiment tout ce qu’il faut pour lancer un joli spectacle… Quoique je me verrais bien profiter d’un repos mérité au bord d’une plage, bercé par le bruit du ressac à l’ombre d’un palmier en buvant des cocktails amoureusement préparés par des vahinés au déhanchement lascif. Et puis il nous restera toujours les signaux de fumée pour communiquer ! La Spirale sous forme de vapeurs éthérées, c’est une jolie métaphore.

Propos recueillis par

Mutations pop et crash culture, une anthologie de laspirale.org de Laurent Courau
(Chambon / Le Rouergue – « Les Incorrects »)
Voir La Spirale de Laurent Courau