Portrait d’un gourou de la scène avant-electronica autrichienne et pilier du label viennois Mego, qui révèle aujourd’hui une facette plus volontiers mélodique et accessible avec son nouvel album, Endless summer. Ou la rencontre entre les harmonies de Brian Wilson et les sonorités les plus radicales de l’électronique moderne.

L’un des plus grands désarrois du viennois Christian Fennesz, c’est d’être confondu avec ce pour quoi il est reconnu. A défaut d’être pris pour l’artisan pop qu’il est, à la manière de ses comparses Jim O’Rourke ou Sean O’Hagan, ses fans l’apprécient semble-t-il plus pour ses excavations bruitistes et ses ingénieuses pirouettes de software que pour sa passion de la mélodie et des grandes figures de la pop exploratrice (de Van Dyke Park à Brian Wilson). Avec Endless summer, Fennesz incarne enfin pleinement son identité, et toutes les ambiguïtés que cette dernière recèle nous démontrent que, sa pop à lui, il la construit avec de la matière en fusion. Et que sa vision de la pop moderne accepte en son sein autant les harmonies de Jack Nitszche et Brian Wilson que les sonorités les plus extrêmes.

Rhiz

Cette fertile contradiction, ce double jeu, Fennesz les pratiquait déjà au sein de son premier groupe professionnel, Maische. Une sorte de rock expérimental teinté de free-jazz, autant influencé par Sun Ra que par Sonic Youth, qui fut coupable de quelques hits à son époque en Autriche. A la même époque, son ami Christof Kurzmann, issu de la même génération et également reconverti dans une musique électronique improvisée passionnante -par ailleurs défricheur de talents hors normes avec son label Charhizma-, jouait au sein d’Extended Versions un free-rock très influencé par la scène avant-jazz locale (Werner Dafeldecker, Burkhard Stangl, Radu Malfatti…). Ensemble, tous les deux fatigués et déçus du rock, ils créeront Orchester 33 1/3, big band pluridisciplinaire explosif qui intègre autant les expériences les plus inédites de l’electronica de l’époque (des débuts de Mego à une drum’n’bass délicieusement bancale) que les courants les plus radicaux de la musique improvisée et du free (Peter Brötzmann fait une apparition remarquée sur le premier disque du groupe, sorti en 1996 sur Plag Dich Nicht). Autour du nouveau bar Rhiz Modern, un véritable effet d’émulation provoque une intense agitation créative au sein de la scène expérimentale. De quoi attirer autant les adeptes de la techno minimale que les créateurs d’un art sonore nouveau et subversif, fait d’accidents sonores et de contaminations soniques en tout genre.
Mego

A la même époque, Fennesz rencontre Peter Rehberg (Pita) et Ramon Bauer. Ceux-ci ont créé un peu plus tôt Mego, dédié aux courants les plus avant-gardistes de la musique électronique, qu’elle soit bruitiste, improvisée, post-industrielle, pop, ou un peu tout ça à la fois. Le label s’est fait une réputation en sortant les premiers disques de Pita, General Magic ou Farmers Manual, curieux collectif polycéphale qui pratique la déconstruction sonique et rythmique. Tout ce petit monde a récupéré les premières expériences d’Oval ou de quelques obscurs laborantins en y insufflant une bonne dose de radicalisme et d’attitude. Fennesz est signé sur la foi d’une cassette et rejoint l’équipe aux premières heures du label. Son premier disque en solo s’intitule Instrument, et exploite une idée toute simple : traiter via le Powerbook des sons de guitare et les utiliser comme matière première aux expériences soniques les plus innovatrices. L’occasion pour Fennesz de nous démontrer déjà toute l’étendue de son art unique, fait de textures fracturées riches en micro-événements, de nappes de bruit en suspension. Mais c’est avec Hotel Paral.lel, son premier album en solo, que l’Autrichien se fait véritablement remarquer. Le disque impressionne autant pour son incroyable richesse sonore (du bruit pur aux textures fourmillantes) que pour son étrange lyrisme, fait de fragments de mélodies déconstruites ou naissant au sein du chaos informatique.

A partir de là, Fennesz commence à multiplier les collaborations : en trio d’improvisation avec Jim O’Rourke et Pita (aujourd’hui baptisé Fenn’O’Berg) dans lequel Fennesz confronte son art aux samples acoustiques traités d’O’Rourke et aux sonorités extrêmes de Rehberg ; avec diverses compagnies de danse (le magnifique EP Il Libro mio sorti en mini-CD sur Tanz Hotel, composé pour une chorégraphie autour de l’art du peintre italien Pontormo) ; avec Zeitblom (projet Golden Tone) ; avec MIMEO enfin (« Music In Movement Electronic Orchestra »), collectif d’improvisation fondé par le mythique Keith Rowe (d’AMM) et au sein duquel on retrouve Marcus Schmickler (Pluramon), Pita, Gert Jan-Prins et quelques ténors de la musique électronique improvisée (Thomas Lehn, Jéröme Noetinger ou Phil Durrant). Ces collaborations régulières, auxquelles s’ajoutent de nombreuses rencontres, avec l’Australien Pimmon ou même Autechre par exemple, sont souvent assez éloignées des expériences solo de l’Autrichien, mais permettent de le resituer musicalement, plus près de l’ici-et-maintenant des improvisateurs que des artistes IDM.
Touch

Après Hotel Paral.lel, Fennesz envoie pourtant une très claire déclaration d’intention en sortant sur Mego Plays, un 45 tours sur lequel il reprend de manière extrêmement personnelle les Beach Boys et les Rolling Stones. Le disque, parfait objet tangent à la croisée de la pop et de l’avant-electronica la plus pointue, fait pas mal de bruit et d’émules. O’Rourke le réédite peu après sur son label Moikai. Fennesz y creuse les mélodies, et resample sa guitare acoustique histoire de rappeler l’essence véritable de sa musique : la pop. Courtisé par Touch en Angleterre, Fennesz y sort le magnifique Plus forty seven degrees 56’37 » minus sixteen degrees 21’08 ». Un titre qui privilégie les textures et les sonorités abrasives, mais retombe toujours sur des demi-motifs mélodiques à peine perceptibles. De longues diarrhées mélodiques côtoient des miniatures de chansons en lambeaux, et le disque intègre sans peine le credo environnementaliste et conceptuel du label londonien.

Fennesz revient aujourd’hui chez lui et sort son premier album intégralement pop, le très beau et très mélodique Endless summer, inspiré par le film éponyme dédié au monde du surf californien. Un disque de pop assurément, aux textures magnifiques et aux sonorités intenses. Pop, vous avez dit pop ?! Et Fennesz de nous faire sérieusement réfléchir aux tenants et aboutissants de ce mot d’apparence toute simple. « Selon moi, la première chose qui définirait la pop, c’est la simplicité. Ensuite, quelque chose qui fait que l’effort artistique est caché, en arrière-plan, quelque chose qui marche tellement bien qu’on ne le remarque pas. Quelque chose qui passe tout seul, et qui reste. Tous les grands disques pop allient une immédiateté de perception à un sens de l’expérimentation tellement intelligent qu’on ne le remarque pas. On peut réécouter les grands albums pop encore et encore, on y trouve à chaque fois quelque chose de nouveau. L’aspect émotionnel est le plus important. (…) De mon point de vue, si je prends en compte les sentiments que j’y ai mis et ce qu’il inspire chez moi, Endless summer est un pur album de pop. Je ne sais plus vraiment pour les autres. Je suppose que rien que le contraste avec les autres disques que j’ai sortis fait de ce disque un truc à part dans ma discographie, affilié d’emblée à la pop music. Les gens savaient très bien à quoi s’attendre. Moi je l’ai conçu comme tel, presque comme un album concept. Même la pochette va dans ce sens. Je voulais vraiment explorer de bout en bout ce sentiment étrange qui n’appartient qu’à l’été. Quelque chose de très spécial et que tout le monde connaît. Et explorer ma propre aptitude à composer de vraies mélodies illustrant ce sentiment. C’est un mélange de joie et de mélancolie qui dorment ensemble… La mélancolie va finir par resurgir, et on ne sait jamais quand. »

Lire notre chronique d’Endless summer