Du 24 mars au 5 avril 2011 s’est tenue, au Centre Pompidou, la 33e édition de l’indispensable festival Cinéma du Réel. Compte-rendu.

Javier Packer-Comyn, directeur général pour la troisième fois de cette 33e édition de Cinéma du réel (24 mars – 5 avril 2011), raconte dans le catalogue que de nombreux festivals lui envient son appellation : Cinéma du réel. Dans l’idéal, c’est vrai, un documentaire devrait être le fruit du mariage réussi de Cinéma et de Réel, et l’équation Cinéma + Réel = Documentaire tenir. Mais dès lors que l’un ou l’autre des conjoints faiblit (soit qu’il s’absente, soit qu’il écrase l’autre), qu’il soit Cinéma ou Réel, alors Documentaire pâtit. La programmation de cette année, outre les films « d’aujourd’hui » (compétition internationale, Premiers films, Contrechamp français, Courts métrages), proposait des « News from » (Patrick Keiller, Jonas Mekas, Nicolas Rincon Gille, Verena Paravel et J.P. Sniadecki), des Séances spéciales (Chris Marker, Xin Xu), des Dédicaces (Richard Leacock, Leo Hurwitz), des ateliers (Andrei Ujica, Gianfranco Rosi), etc.

Une école italienne ?

Pas moins de trois films italiens cette année. Leur point commun : le journalisme. Le « pitch » de ScuolaMedia faisait envie : « La directrice du collège Pirandello de Tarante, haut lieu de la sidérurgie européenne, a une devise : « J’écoute d’abord ma conscience, puis l’Etat » ». La phrase est lâchée au début pendant que se succèdent des saynètes enseignants/élèves prises sur le vif. Les enseignants sont d’une bienveillance et d’une morale éducative exemplaires, les élèves rencontrent des difficultés, tout cela est assez gai. Il y a tant à enseigner, tant à apprendre, ça part dans tous les sens : Pénélope et sa broderie, les matériaux naturels comme le granit, le pentathlon, l’Enfer catholique, la flûte à bec, le travail au noir, le « fascicule » de la loi, la jardinerie, etc. Le réservoir est inépuisable, l’encyclopédie de niveau primaire, azimutée, et un collégien de déclarer : « J’aime les mathématiques et le dessin, donc je veux être contrôleur financier comme mon oncle, qui a arrêté Toto Rino ». Sauf que la disciple de Wiseman (elle observe le fonctionnement d’une institution au jour le jour, sans commentaire, « embedded ») fait trop court, monte trop court, la profusion devient teaser, multiplication, queue leu leu d’aperçus, les brèves ne mènent nulle part, la raison de la directrice est perdue. Excès de réel par défaut de cinéma, impuissance du film à se construire par sa forme. On n’échappe pas à la conventionnelle baisse de rythme avec plans des agents nettoyeurs pour signaler la fin d’une journée. Autre film italien : Palazzo delle aquile ( – cf. photo – réalisé à six mains. Trois jeunes réalisateurs militants ont assuré les 3/8 pour « couvrir l’évènement » : l’occupation par des familles sans logis de la mairie de Palerme – laquelle est un palais. Les deux heures à venir commencent comme un film de procès : théâtralisation des enjeux dans un espace de parole (l’hémicycle du conseil municipal), spatialisation des forces (les élus de droite et de gauche, les familles en haut, au fond). Mais cette scène inaugurale ne va pas au-delà des bribes de la langue de bois. Le conseil municipal, lui, n’a pas siégé les jours suivants. Le film change de régime, se fait bout-à-bout chronologique des quatorze jours successifs qu’a duré l’occupation. Et ce sont les jours mêmes, leur lot de confusion, qui prennent la place des scènes et construisent le film cahin caha. D’autant que pour six mains, il y a trois fils, perdus dans la confusion : celui d’une bande de gueux irrécupérables ; celui d’un élu, médiocre mais possiblement shakespearien ; celui d’une élue discrète ou d’un responsable du DAL, militants de fond. Le film prend les trois partis à la fois, les noyant chacun. Les gueux défendent leur bifteck avec verve, se plaignent de mal dormir, ne trouvent plus les mots pour insulter le maire (et souhaitent, dans l’église, qu’ « un pétard lui éclate sous le siège et que Dieu en fasse un paralytique »). On peut imaginer la force anarchiste du film s’il avait épousé le point de vue exclusif de ces populos qui transforment le palais en une cour des miracles, individualistes notoires à la solidarité sanguine ou nulle, dénués de sens politique. Quitte à le marier au romanesque de cet élu a priori de bonne foi, qui est en somme un politicard délirant d’une volonté de puissance démesurée une fois « la lutte » dérisoirement gagnée. Sans oublier l’humanisme propre aux deux figures mesurées du film. Palazzo delle Aquile aurait pu être une sorte de Viridiana documentaire. Mais il y a un problème de cinéma. Le meilleur moment advient quand le militant du DAL italien explique que lui-même n’a jamais eu sa chambre – il raconte sa petite épopée familiale avec beaucoup de recul comique. Son récit fini, il aurait fallu couper, mais le montage l’affadit par le contre-champ d’une femme qui y va de sa propre histoire. Il y avait au moins deux sujets dans Palazzo delle aquile : le logement et la politique. Traiter le premier aurait consisté à filmer le Palais comme LE logement réel (bien que provisoire) de ces pauvres. Quand on est pauvre, comment fait-on son trou dans un palais, physiquement, matériellement ? Là, on doit se contenter de voir esquissés la monumentalité du lieu, un bout de lustre ou d’accoudoir sculpté somptueux, sans voir comment s’est organisé le campement. Traiter le second sujet – puisque faire de la politique, de la bouche même d’un des élus, c’est faire un lien entre les individus et les droits – aurait consisté à ne pas seulement juxtaposer des individus (qu’ils soient gueux ou élus). Si le film décrit comment des individus échouent à s’organiser en une communauté solidaire, il ne dépasse pas le terre-à-terre de la situation par juxtaposition de moments, n’en dégage ni réalité profonde, ni forme cinématographique. Dans ce film aussi, on n’échappe pas au « petit ralentissement pré-coucher ». Palazzo delle aquile, à nos yeux informe, a reçu le Grand Prix Cinéma du Réel 2011.

A quatre mains (et moins)

La Pluie et le beau temps (Ariane Doublet – Compétition internationale) est un film à quatre mains, celles d’Ariane Doublet, la réalisatrice qui signe le film, et celles de Wen Hai, très bon documentariste chinois à qui Ariane Doublet a donné « carte blanche » pour filmer le contrechamp des exploitations de lin dans le pays de Cau en Normandie. C’est à dire la suite de la chaîne : les filatures industrielles chinoises où est transformé le lin ainsi que leurs lumpen dortoirs. Juxtaposer deux regards, mais pour quel champ-contrechamp ? Ariane Doublet informe et convoque pour informer, brièvement, parfois avec pittoresque (voir ces paysans qui ne savent pas quoi dire de la collection lin que portent des mannequins de mode). De son côté, Wen Hai est patient, il attend le « presque rien », pose à ses interlocuteurs filmés des questions générales à la limite de l’insignifiance. C’est son style (en tout cas le style de ses films antérieurs). Ce champ-contrechamp tout en contraste, que montre-t-il ? D’un côté, le terroir, ses vieilles pratiques, sa lumière, sa coopérative agricole, ses autochtones, son lin millénaire. De l’autre, sans transition, la misère de la Chine industrielle. Comme il est question de mondialisation et de concurrence, le champ-contrechamp opère comme une mise en concurrence de deux cultures, la vieille et la nouvelle, celle où les gens s’organisent et ont la sagesse, celle où les jeunes n’ont rien dans la tête. Ce contraste donc, que provoque-t-il ? En plus de l’ennui, l’embarras. L’embarras face à un racisme (« les autres, c’est pas nous ») évidemment involontaire de la part de la réalisatrice. Wen Hai est un très bon documentariste parce que chez lui prévaut l’immersion et plane la menace de l’inertie (des choses filmées, de son regard). Le style de Doublet, ici, est nettement plus télévisuel. Elle a choisi de juxtaposer deux méthodes, deux regards, et l’on n’a plus qu’un cliché. Fragments d’une révolution (Anonyme – Compétition internationale) est soi disant un film à zéro main, mais c’est un leurre. Cinéma du réel 2010 avait montré Cet endroit, c’est l’Iran (Anonyme), un montage sans commentaire ni « habillage » de vidéos type YouTube ou Facebook, par lequel on entrait dans l’émeute on en avait la sensation, on y était, pixel parmi les pixels des manifestants et des tirés par balle en direct. Depuis un ordinateur et un clavier filmés (nécessité de l’anonymat, qu’on admet), Fragments d’une révolution date, contextualise, enquête, recoupe, souffre de se faire à Paris (l’ordinateur, le clavier, la main qui clique) plutôt que d’être à Téhéran. Le pompon, c’est cette main filmée qui sanguinole (habillage de Paris) pour « figurer » la blessure. Que gagne-t-on à l’habillage ? Un semblant de chronologie (mais faite d’allers-retours), de particularisme (mais les images d’un peuple qui se soulève, en quoi diffèrent-t-elles d’autres ?), de contextualisation (mais lacunaire), et de mauvaise conscience (voir la suite). L’immersion sur grand écran dans les images du Net, bien montées comme dans Cet endroit, informait autant qu’elle faisait sentir, brutalement, sans médiation. Ici, on ne peut plus dire qu’il s’agit d’un film anonyme (ce que les auteurs – ou l’auteur ? – du film revendique[nt]), simplement parce qu’on peut « s’identifier » (à qui a mauvaise conscience). Démagogie de l’habillage. Les poèmes de la révolte, la puissance fictionnelle de ces Iraniens athées qui crient Allah Akbar la nuit tombée pour se sentir solidaires, on en avait l’équivalent brut dans Cet endroit. Fragments d’une révolution a reçu le Prix Louis Marcorelles et la Mention spéciale du Prix des Jeunes (Cet endroit, c’est l’Iran n’avait pas été primé en 2010).

A la première personne

La base de Nous étions communistes (Maher Abi Samra – Compétition internationale) est inattendue : prendre des militants de base, et non pas enquêter sur les « responsables au sommet » de la débâcle ; montrer un besoin absolu d’appartenir à un groupe (politique, communautaire : à un « poulailler » quel qu’il soit), et non pas aborder le communisme et sa doctrine en tant que telle sinon par le filtre de ce besoin vital ; faire en sorte que l’histoire des trente dernières années du communisme libanais se dessine en filigrane, dans ses très grandes lignes, de cette manière peu spécifique (peu de faits historiques et politiques) et en même temps absolument individuée (uniquement du point de vue de cinq cas examinés, y compris celui du cinéaste). Cela donne son originalité au film, et parfois sa force : le désarroi de certains des protagonistes, gros hommes seuls qui disent leur peur de n’appartenir à rien ni personne. D’autant que la nébuleuse en matière d’histoire factuelle apporte un souffle et une mélancolie assez palpables. Ce n’est donc pas le revers du parti-pris de base (cette façon de s’émanciper de l’histoire des faits) qui est embêtant, mais la manière dont ce parti-pris est malheureusement « appliqué » au sens scolaire du terme : des images dont la signification est trop insistante (hommes seuls en voiture), un manque de grâce de la reconstitution (pourquoi un endroit qui « résonne » autant au son, si ce n’est pour dire : notre histoire « résonne » dans l’histoire ?), ou des métaphores simplettes (images de bout de piste aérienne au début, images récurrentes de cimetières). A trop penser son film, on le fusille ? Ceci dit, l’histoire est peu connue, bien construite et poignante. Aucun prix. Le cas Pazienza (autre film à la première personne) est sinistre. Exercices de disparition (Claudio Pazienza – Compétition internationale) est une tentative filmée de « sortir du silence qui entoure la mort de ma mère » et de trouver les mots et les images. Pazienza (Hardy) s’affuble d’un Laurel (Jacques Sojcher) pour former un duo intellectualiste (l’un est dépressif, l’autre aboulique). Du Boris Lehman ? Nombrilisme à l’humour mort, plans morts, pensée inerte, poésie zéro : tout l’inverse de Lehman. Prix des Jeunes (sic).

Aves soin

Il Futuro del mondo passa da qui (Andrea Deaglio – Compétition Internationale Premiers Films) est le troisième film italien. Journalisme ? Son réalisateur a créé, avec d’autres jeunes gens, un « Observatoire permanent du territoire », aux abords de Turin. Il a d’abord lié amitié avec ses sujets (pendant des mois) qu’il a ensuite filmés (et, après le film, il a laissé une caméra à certains d’entre eux – notamment une famille de Roms – pour qu’ils se filment eux-mêmes). Andrea Deaglio livre un film dont l’originalité fait penser à Violons d’Ingres de Jacques Brunius, lequel, en 1939, filmait les peintres du dimanche et les loisirs créatifs de quidam entre Paris et la banlieue parisienne, au printemps. Dans Il Futuro, les bricoleurs sont des miséreux de bidonvilles champêtres. D’où cette originalité à aller trouver chez ces miséreux la part de loisir – artisanat, show, art brut -, et de ne retenir, discrètement, quotidiennement, que cela. Le mettre en cadre sans aller fouiner en qualité de reporter. Les uns montent une serre, un autre fait le voyage en Roumanie dans une voiture immobile, un troisième peint l’autoportrait de Van Gogh. Ces gens, qui ne parlent pas sur eux-mêmes, montrent d’eux-mêmes leur moyen d’expression (bricolage, théâtre, peinture). Quand bien même l’un des miséreux va chercher de l’eau dans la ville de Turin, cadré, rythmé, c’est sa créativité industrieuse qui est mise en avant. Des cartons blanc sur noir (extraits supposés de ce qu’ils ont dit) allègent le documentaire de son naturalisme. Le revers de cette médaille anti-naturaliste : les cartons mettent le film dans un carcan propret. Il Futuro del mondo passa da qui a reçu le prix Joris Ivens (jury Premiers films). Pa rubika celu (Laila Pakalnina – Compétition Internationale Courts Métrages), film biélorusse, « du nom du chef communiste qui avait durement réprimé la lutte pacifiste pour l’indépendance de la Latvia en 1991, Alfred Rubiks, nom associé à la piste cyclable Riga-Jurmala », est une tentative de burlesque documentaire. Un lieu : la piste cyclable en question. Une méthode : l’observation et le montage par enchaînement : chute de vélo / bouteille d’eau remplie à la pompe de la piste qu’on renverse / camion de pompier / tuyau des pompiers qui est un obstacle / déformation du macadam de la piste qui est un obstacle, etc. Ce poème des transports, visuel et sonore, des vélos aux pieds en passant par la poussette, où se succèdent carambolages, chutes, parfois scandé de plans d’avion, fonctionne comme un inventaire de la créativité mobile – individuelle, en groupes. Le problème, c’est que ce film de 30 mn s’essouffle au bout de 15, parce que l’on n’a pour se raccrocher que l’incipit factuel sur cet Alfred Rubiks. Pa rubika celu est-il une allégorie de cette Latvia qui n’a pas su gagner son indépendance et vit refermée sur sa piste cyclable, cette marge, alors que les avions la survolent et qu’on ne voit aucun aéroport dans le film ?
L’allégorie d’une enclave endormie qui invente sa mobilité comme elle peut ? Il Futuro del mondo passa da qui et Pa Rubika Celu sont deux modalités/émanations du genre « film-paysage » sur lequel on reviendra plus bas.

Problème de caméra

La Mort de Danton (Alice Diop – Contrechamp français) : pourquoi la réalisatrice n’a-t-elle pas fait confiance au réel ? Et a-t-elle barricadé de sa présence ce que les séquences filmées disaient mieux que l’habillage psy de l’interview face caméra ? « Steve, je crois que tu as besoin d’expulser un truc, d’exprimer tes doutes, de parler. » De derrière la caméra sort cette instance qui rassure, conseille, recueille les confidences. Steve est un grand Noir de banlieue qui « fait peur » aux élèves du cours Simon, alors même qu’il n’a pas dit à ses congénères de la cité des 3000 son pari de devenir acteur. Aussi volontaire que découragé, Steve est entre deux eaux, en plein milieu de ce grand fossé culturel. Comment faire pour montrer concrètement un « fossé culturel » ? La magnifique idée du film, c’est de filmer Steve sur une scène de théâtre, dans les rôles qu’il répète, en train d’en baver pour réaliser son rêve. Dans La Mort de Danton, il y a LES séquences en or, révélatrices, qui, montées brutes, auraient figuré et incarné, simplement, la puissance de leur sujet. D’abord : lors de répétitions à l’école parisienne, Steve, dans un rôle de tyran noir américain, n’arrive pas à être aussi tyrannique que le lui commande son professeur. Ensuite : lors du spectacle de fin d’année dans un théâtre parisien, ses copains de banlieue finalement invités le charrient vivement pour son rôle d’ « Oncle Ben’s » – un chauffeur négro qui répète « Oui, Mam’ ». Enfin : Steve joue Danton pour lui seul, parce qu’il en a envie, que son école le lui a refusé, que la réalisatrice le lui a suggéré et qu’elle le filme en plein air. Par cette mise en scène finale, Alice Diop trouve parfaitement sa place de réalisatrice, et bien davantage que dans son rôle de psy. Prix des bibliothèques. La Place (Marie Dumora – Contrechamp français) est une déception. Le tact si propre à la réalisatrice n’ouvre pas sur autre chose que le livre d’or d’une communauté gitane, « installée » près de Colmar avant son affectation dans des HLM de banlieue. Marie Dumora filme personnellement ses sujets, à l’épaule, en s’immergeant. « Caméra livre d’or » devant laquelle on vient dire son bonheur (« Mon fils va passer par les eaux du baptême ») ou confier son histoire personnelle de l’après-guerre en épluchant des carottes. Cette « caméra livre d’or » est plus intéressante quand un gamin s’adresse à elle parce qu’il veut lui montrer quelque chose, un endroit, mais que la caméra s’arrête à bonne distance, ne répond pas, ne bouge plus, que le gamin voudrait quand même l’emmener, et confronté à sa mutité se décourage et renonce. Ce petit point de tension trouve magistralement son équilibre dans la séquence inaugurale, où la question de la « caméra livre d’or » est posée en chair, en os et en acte. La situation : celui que l’on devine être le patriarche de la communauté gitane veut montrer à la caméra et à celle qui la tient les vignes et les montagnes au-delà d’une clôture aveugle. La caméra ne répond pas au son, elle cherche à cadrer vignes et montagnes. Le patriarche commande à deux jeunes gitans d’amener des palettes pour surélever la caméra – la caméra et celle qui la tient montent sur les palettes, mais on ne voit toujours pas les vignes. Par deux autres fois, le patriarche commande aux deux jeunes exécutants d’amener d’autres palettes. Enfin on voit les vignes. Mais passe un train qui bouche la vue. Ce qu’on a vu : une communauté mise au service d’une caméra par son patriarche, une caméra qui se laisse faire tant qu’elle peut. Le caractère magistral de cette ouverture, c’est que l’on saisit d’emblée où est la réalisatrice (dans un camp fermé par une voie ferrée), qui elle est (une invitée), qui le lui permet (le patriarche), comment elle fait (elle se laisse faire). Tant qu’on comprend comment s’écrit le livre d’or, ça va. Mais lorsque c’est ce qui est écrit dans le livre d’or qui prime, on doit se contenter de l’anecdote en temps réel. Prix Patrimoine de l’Immatériel. Eine Ruhige Jacke (Ramon Giger – Compétition Internationale Premiers Films) est un film où pudeur et impudeur sont brutalement conjuguées, débilité et intelligence profondément tricotées. Roman, autiste, est filmé dans le chalet suisse où il réside, et où son éducateur Xaver tente de lui apprendre à tronçonner avec autant de sensibilité que quand il s’approche d’une personne (pour lui enlever le cheveu qui s’est posé sur son pull) ou d’une brindille (pour caresser l’humus de la forêt). Ramon Giger scrute au plus proche le visage de Roman, ses gestes, ses crises, ses caresses de brindilles, son éducateur Xaver. Comme si l’insistance du cadre pouvait abattre la forteresse (le projet initial du réalisateur consistait à « être dans la subjectivité d’un autiste »). Ramon insiste naïvement, et Roman résiste malgré lui. L’effort de se rapprocher est mutuel, mais il est vain. Il y aura toujours la barrière. C’est une situation de mélo. A la fin de film, Roman apprend la mort de Xaver. « Voudrais-tu confier quelque chose à Xaver ? » « Oui, répond-t-il avec l’aide d’une tablette de communication. Beaucoup de force de détachement ». Mention spéciale Prix Joris Ivens.

Formes diverses

Elégie de Port-au-Prince (Aïda Maigre-Touchet – Contrechamp français) a le mérite de sa forme : un poème élégiaque de 10 mn (il y avait 8 heures du rushes), à la vivacité très Nouvelle Vague. Un petit nombre de séquences mises bout à bout sans affèterie,filmées à l’épaule (et avec inévitable travelling voiture – mais là, vu le séisme, l’arrière-plan change de mètre en mètre) dans le quotidien post-sismique de mai 2010, avec pour guide le poète haïtien Dominique Batraville, qui fait visiter sa ville ou bien la chante en mangeant un plat sur un trottoir, « Je n’ai pas mangé d’ananas, comment se fait-il que ma maison ait tremblé ? » La poésie est une bonne « entrée » pour filmer la misère. Distinguished flying cross (Travis Wilkerson – Compétition internationale) commence horriblement mal : un drone (son d’ultra-basse) sur des images d’archives en couleur de la guerre du Vietnam, ce qui sentimentalise l’image à défaut de l’expliciter. S’ensuivent, en alternance : le récit en plan fixe, frontal et très cadré (il y a trois plans similaires), par un pilote vétéran du Vietnam, de ses souvenirs de guerre, derrière une bière, devant un portrait de Maïakowski, et encadré par deux jeunes hommes habillés en kaki ; des cartons blanc sur noir qui découpent vaguement ces souvenirs en thèmes ; des séquences d’archives de cette guerre, en couleur. L’ambition du réalisateur (qui est le fils du vétéran – mais cela, rien ne l’indique dans le film) était de « créer une mise en scène inspirée d’Ozu, quelque chose de neutre ». Le filmage à plusieurs caméras a eu lieu dans son living room. « Dispositif » minimal. Le défi aux dires du réalisateur : « Que ce témoignage évite le double écueil de la compassion (tout soldat de guerre est une victime) et du film pacifiste (tout film pacifiste qui montre la guerre est un porno) ». Certes, ce pari-là est gagné. Mais il y a surtout le choc d’une forme de « banalité du mal » : un homme raconte son enrôlement et ses batailles factuellement, avec la désinvolture du baroudeur mâle et la lucidité de privilégié qui « a fait le Vietnam » depuis une base aérienne où il revenait tous les soirs « comme au Country Club ». Les archives filmées, couleurs magnifiques, tiennent leur rôle de contrechamp dramatique et quotidien (et les drones sont remplacés par de la pop vietnamienne, ce qui crée un deuxième type de contrechamp). Le « dispositif » tient son rôle, par l’extérieur, de distanciation. Manque cependant le travail dans le champ sur la banalité du mal (qui passe comme une lettre à la poste), au sein même de la scène père/fils (et l’on continue de n’être pas informé de cette filiation). Distinguished flying Cross, c’est comme une idée du cinéma et du réel qui se contente des formes extérieures du travail. Enfin, au moins, il y a une idée de mise en scène. Prix International de la SCAM.

Flim-paysage

An Essay on death : a Memorial to John F. Kennedy (Leo Hurwitz, 1964 – Dédicace). Deuil national provoqué par le président Kennedy. Un petit garçon part dans la forêt camper avec son père et leur chien. Les images noir et blanc, magnifiques, gonflées du mystère de la vie, montrent ces hommes dans la nature sauvage. Il ne s’agit pas d’images « documentaires », prises sur le vif, mais de situations exemplaires jouées et mises en scène pour les besoins de la démonstration : faire du feu, escalader un rocher, rencontrer un porc-épic. Cependant, la voix mène une réflexion sur la vie, sa précarité, sur le « message of life », le message de la vie. Cette voix pense. Elle sait ce qu’il faut penser. Elle est Dieu. Ainsi dit-elle, pour réconcilier l’homme avec la mort : « J’admirais la beauté quand j’étais humain. Maintenant j’en fais partie. Je ne suis pas mort. Je suis seulement devenu inhumain ». De Kennedy, seulement quelques photos de son assassinat, introductives. Cet « essai-mémorial » rappelle les voix off, emphatiques et objectivistes, des documentaires d’il y a un demi siècle. Aujourd’hui, plus personne ne serait aussi frontalement péremptoire. Ce film est aussi une bonne introduction à un genre très contemporain, et bien représenté cette année à Cinéma du réel : le « film-paysage » (ou « landscape film » pour reprendre une catégorie de la critique anglo-saxonne). Des cinéastes paysagistes, il y en a plein – dans le documentaire comme ailleurs. Qu’est-ce qui distingue Patrick Keiller, Ben Rivers et Lee Anne Schmitt des autres paysagistes, voire, de Leo Hurwitz (qui n’est un cinéaste paysagiste qu’à l’occasion, et qui plus est, un dinosaure du genre) ? Disons : leur approche profane du paysage. Souvent, les cinéastes abordent les paysages en rapport avec le divin : plénitude d’une présence à la limite de l’épiphanie, ou bien absence, signe du retrait des dieux. Dans les deux cas, le paysage est montré sans commentaire (tout au plus de la musique en bande son). On est dans un cinéma de l’évidence où le sens est immédiatement présent, incarné dans l’image. Hurwitz redouble la majesté du paysage d’un commentaire très écrit et philosophique, comme s’il fallait ancrer le visible dans le langage : ce qu’on voit ne prend vraiment son sens que de ce qu’on entend. La fonction du commentaire chez Keiller, Rivers et Schmitt est tout autre. S’ils ne se contentent pas de montrer, c’est qu’ils veulent lire, c’est-à-dire décoder le paysage. Pour eux, la nature est une production sociale qui a pris une apparence naturelle. Pour eux, la nature est un mythe. Et pour décoder un mythe, il faut mettre l’imagination au travail. D’où ce qu’on peut leur reprocher : l’image ne fait pas sens par elle-même, elle a besoin du commentaire – décryptage savant effectué par la voix off, qui ne peut pas faire corps avec ce qui est montré (on n’est pas dans une logique de l’incarnation et de l’immédiateté) et qui risque donc toujours de sembler arbitraire. Leur cinéma va à l’encontre du principe de Godard (que lui-même ne respecte d’ailleurs pas toujours) – principe selon lequel il ne faut pas lire l’image, il faut juste la voir.

Peut-être est-ce pour cela que Keiller et Rivers jouent ouvertement avec la fiction et l’humour (avec la possibilité assumée d’un délire d’interprétation). Le cas de Schmitt est un peu plus compliqué. Son film présenté cette année à Cinéma du réel, The Last Buffalo hunt, est hybride : présence immédiate et construction savante y sont mêlés. Dans Robinson in ruins (Patrick Keiller, 2010 – News from… / présenté à Orizzonte 2010) et Slow action (Ben Rivers – Compétition internationale), le texte lu n’a pas pour fonction d’ancrer le sens de l’image. C’est l’inverse qui se produit : le paysage ancre un commentaire qui partirait volontiers à la dérive, porté par les courants de l’imagination. Ce que vous voyez, ces paysages la plupart du temps dépourvus de présence humaine (ou si présence humaine il y a, comme chez Ben Rivers, elle n’est pas de notre monde), suscitent en même temps qu’ils retiennent l’imagination historico-sociale d’un narrateur. Dans le premier cas, la narratrice (Vanessa Redgrave) lit le journal de Robinson (le Robinson de Kafka, non celui de Defoe), un SDF pétri de culture qui semble avoir autant d’années qu’un vampire qui se réveillerait tous les cent ans. Dans le second, deux narrateurs (un homme anglais, et une femme qui parle anglais avec un fort accent) se répartissent le commentaire pseudo-ethnographique de quatre sociétés qui font déjà partie d’une encyclopédie et qui verront le jour sur notre planète dans plusieurs milliers d’années : fonctionnement politique, habitat, mœurs alimentaires, funéraires, etc. Le lichen collé sur le panneau indicateur d’une autoroute britannique suscite l’imagination de Robinson, qui y trouve la structure moléculaire des faits historiques (lichen qui, à propos, conjugue les trois règnes des êtres vivants). Dans Slow action, les ruines d’une cité édifiée sur un rocher (c’est en fait une cité fantôme près de Nagasaki) sont ce qui reste d’une utopie à un seul habitant (qui était « curator ») ; les décharges qui jonchent une île du Pacifique sont la preuve que la société de l’île d’Hiva, pour qui la mort naturelle est le suicide, se structure autour du refus OU de l’acceptation du changement. Patrick Keiller retrace l’histoire du capitalisme (dont l’Angleterre est le berceau), et les vestiges de ses différentes étapes, lisibles dans le paysage, font apparaître celui-ci comme un palimpseste sur lequel exercer sa mémoire sélective et l’intriquer, de l’établissement de bases militaires US en 45 à ce qui s’est produit plus tôt ce jour-là (« earlier that day »), en 1589 par exemple, lorsqu’advint tel phénomène socio-économique. Tête-à-queue chronologiques dont l’humour est parent de celui de Ben Rivers, pour lequel l’origine d’une société à venir du Somerset sera quatre bébés humains dans un coffre (l’un s’appelle Trotski, l’autre Rousseau, le troisième Wolfsoncraft, et le quatrième – j’ai oublié). Dans les deux films, l’esprit aime compiler et, à la manière de Swift, relever des faits historiques ou imaginer les mœurs de peuplades pour procéder à une satire sociale de notre temps. Keiller revendique l’influence de Jameson, pour qui on ne peut pas se représenter l’image du capitalisme tardif et on n’arrive plus à imaginer une société alternative. Cette crise de l’imagination engendre, selon lui, une crise des utopies. Utopies que Ben Rivers recrée d’un point de vue dérisoire. Lui-même, avant de filmer, a transmis son texte de commentaire à un écrivain de science-fiction pour en accentuer la dimension post-apocalyptique. Les paysages qu’il filme existent par définition, mais ils sont comme frappés d’une existence venue d’ailleurs. Une des séquences les plus réussies de Robinson in ruins montre une araignée tisser sa toile. Ces deux films-paysage sont peut-être plus difficiles à regarder qu’à faire. Le dandysme de ces imaginations en mouvement est néanmoins oxygénant. Les films de Patrick Keiller sont distribués depuis une dizaine d’années chez Ed distribution. Ceux de Ben Rivers également visibles en galerie.

La Palme

En 2009, on avait pu voir California company town de Lee Anne Schmitt, film-paysage par excellence. Elle-même est une artiste multidisciplinaire : elle fait des installations, de la photo, écrit. Pour la durée des plans, les éléments non-humains qui y bougeaient, California company town n’était pas un livre d’art, type guide touristique illustré pour intellectuels. Le film était radical (uniquement des plans vides de villes californiennes abandonnées), ambitieux (faire une histoire de la Californie) et inédit (la Californie n’est pas spécialement connue pour l’histoire de ses mouvements ouvriers). The Last Buffalo hunt (Compétition internationale) est bien un film de Lee Anne Schmitt, mais différent. Moins inédit, puisqu’un cow-boy, c’est plus connu qu’un ouvrier américain. Moins ambitieux, puisque la construction du film est en entonnoir : les cow-boys qui chassent encore le bison dans la Grande Nature de l’Utah ne sont finalement que des rouages de l’industrie touristique qui les fait survivre. Les paysages de « Parc Naturel » finissent jalonnés d’enseignes clignotantes et sillonnés des voitures des « visitors ». Un monde qui se police de ses industries touristiques peut-il faire naître un film aussi vivant que la vie qu’il a tuée ? Lee Anne Schmitt refuse la question, de même qu’elle refuse le point de vue crépusculaire. L’économie touristique, pour elle, est un révélateur historique. La vie du cow-boy n’a jamais été autre chose qu’un mythe, et les travailleurs du secteur touristique ne sont probablement pas si différents des anciens cow-boys qu’ils représentent. Lorsqu’elle filme la vie de Terry (le cow-boy), elle ne la filme pas comme un mythe. Elle la montre sous son aspect pragmatique, comme un travail quotidien, socialisé et rémunéré. Le tourisme, dont la vocation est de tendre une image du monde, peut être un piège : les films sur le tourisme, souvent, n’arrivent pas à sortir de l’esthétisation de masse et à briser la glace de l’image. Ils ne produisent qu’une image désespérante de l’image généralisée. La fin du film de Lee Anne Schmitt n’échappe pas vraiment à cet entonnoir – et Terry, le cow-boy, ou plutôt le guide touristique filmé par Lee Anne Schmitt, est simplement coincé, comme tout le monde. Ca n’a vraiment rien d’inédit que d’être un « travailleur » comme il l’est. En revanche, The Last Buffalo hunt est plus divers que California company town. Lee Anne Schmitt a mêlé à des inserts d’un rapport du Smithsonian Institute sur le bison ou à des plans de paysage vide – ce qu’elle avait déjà fait dans California company town -, des prises de vue « sur le vif », filmées en immersion, caméra à l’épaule, de chasseurs de bison. Elle dit avoir eu beaucoup de difficultés à faire son film parce qu’elle se méfie de l’immédiateté, et que les images de Terry étaient trop « immédiates » à son goût. The Last Buffalo hunt est un film qui donne à l’hétérogénéité sa pleine valeur. On ne peut jamais prévoir si la séquence suivante sera faite d’un matériau ou d’un autre. Les ruptures sont multiples, mais on ne perd jamais le didactisme. C’est la preuve d’une certaine intellectualité que l’on opposera à la préciosité et à la sophistication pseudo-intellectuelles et mystifiantes – lesquelles sont les vraies parades. Filmer un bison en train de mourir, un Terry en train de confier sa panade sont choses difficiles. Et lorsque dans une première séquence de chasse, la balle va atteindre un bison dans le troupeau, on sent la réalisatrice-caméraman hésiter entre les hommes, la bête morte et les bêtes, déchirantes d’inertie, qui ont fui le troupeau.

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