Belle Épine et Grand Central, les deux premiers films de Rebecca Zlotowski, se refermaient chacun sur le même son, le même cri plutôt, celui d’une sirène d’alarme, déposée quelques secondes au seuil du générique. Attention, comprenait-on: quelque chose s’annonce, bruyamment, qui pourrait rompre le cours des événements – et singulièrement celui, un peu trop balisé, du jeune cinéma français. Ces sirènes avaient en effet déjà des airs signature, délimitant autant les ambitions que les limites du cinéma de Zlotowski: soit deux films remplis de signaux d’alerte et de rumeurs menaçantes, et pourtant bien sages sous le brillant impeccable de leur forme. Dans Belle Épine, l’héroïne rêvait de mâles en motocyclettes, de macadam nocturne et de courses prohibées – mais elle s’appelait Prudence. Du coup : « Prudence ! », « Prudence ! », entendait-on à chaque séquence de la bouche de tous les personnages, comme si le film se mettait lui-même en garde.

Ainsi craint-on longtemps, devant Planetarium, que ce troisième film à son tour ne mesure trop bien les risques, pour finir par n’en prendre aucun. Signalant rapidement ses ambitions (stars US, direction artistique high class), et les assumant franchement, le début du film offre ainsi de retrouver intacts les péchés mignons de la cinéaste, ce style à la fois allusif et lapidaire, au trait appliqué mais lourd de sous-entendus parfois très bruyants. Deux médiums américaines (Nathalie Portman, Lily Rose Depp) y font halte à Paris pour leur tournée des cabarets d’Europe. Elles y rencontrent un magnat du cinéma français (Emmanuel Salinger), qui s’éprend d’une passion trouble pour leur don et leur offre l’opportunité d’en faire un film, catapultant ces deux habituées de l’au-delà dans une autre réalité encore – celle des plateaux de tournage et des fantasmagories sur pellicule. Mais très vite, tout se complique : l’une part dans le Sud tourner une fiction romanesque, l’autre reste à Paris pour devenir le cobaye d’une expérience cinématographique énigmatique. Tout se complique aussi entre eux (le producteur devient la complice de l’une, le Pygmalion de l’autre), et tout se compliquera encore, séquence après séquence, jusqu’à ce que cette gigantesque constellation narrative au bord de l’implosion (le film ne s’appelle pas pour rien Planetarium) finisse par se faire aspirer par l’arrivée imminente de la seconde Guerre mondiale, gros trou noir qui avalera sans préavis le film tout entier.

Qu’est-ce qui a changé, de Grand Central à Planetarium, dans le cinéma si séduisant et prometteur de Rebecca Zlotowski ? En tout cas, pas ces petites manières de scénariste brillante et sophistiquée, consistant à explorer chaque surface de son sujet tout en se gardant bien de faire aboutir la moindre piste. Sauf qu’à la différence de Grand Central, qui grillait toutes ses cartouches au bout de trente minutes, Planetarium déplie son mystère avec un heureux mélange de patience et de pondération, comme à l’affût de toutes les perspectives offertes par la profusion de son intrigue. À ce titre, il faut louer ici l’aplomb d’une cinéaste dont la caméra, guidée d’une scène à l’autre par une boussole malade, parvient néanmoins à trouver chaque fois une assurance impressionnante à l’intérieur des séquences.

Planetarium ne dure qu’une heure quarante cinq, mais donne ainsi l’impression d’avoir digéré un épais mille-feuilles romanesque. Une prolixité qui pourrait avoir son revers, Zlotowski chargeant sa fiction de raconter beaucoup de choses : il suffit de voir les thèmes nombreux – spiritisme, féminisme, antisémitisme, archéologie du cinéma, sociologie du faux-semblant, etc etc –  que la cinéaste convoque à longueur d’interview (jusque chez nous – lire notre interview ici), sans tout à fait comprendre que ce florilège thématique relève lui-même de la pure illusion décorative. C’est comme si la cinéaste ne pouvait s’empêcher de faire essayer différents costumes à son film – heureuse de voir que tout lui va, frustrée aussi de sentir que rien ne lui convient parfaitement.

Or, et presque par surprise, c’est justement cette saturation de lubies qui laisse enfin éclore l’inconscient romanesque de Planetarium, dans lequel chaque protagoniste ne semble lui-même aspirer qu’à s’égarer dans un labyrinthe de réalités et de passions alternatives. C’est, par exemple, cet incroyable personnage de producteur mystifié par ses visions, qui croit pouvoir emprisonner dans le celluloïd imprimé par ses nouvelles caméras la trace d’un ectoplasme – mais qui en vérité n’enregistre rien, sinon l’emprise impalpable d’une idée fixe. Progressivement déchiqueté par les élans contradictoires de son trio, le film se laisse ainsi emporter par un étrange et impassible mouvement fataliste, comme s’il sentait le sol s’ouvrir sous ses pieds sans jamais envisager la chute. De quoi extirper in extremis de son capharnaüm d’intentions le beau et finalement très banal sujet de ce cinéma qui, depuis les runs à bécane de Belle Épine et les étreintes radioactives de Grand Central, ne s’emploie au fond qu’à montrer une chose : la façon dont quelques angoisses éternelles et insaisissables (l’amour, la mort) font d’abord tournoyer les têtes, avant de faire implacablement dégringoler les destins.