« Quel oiseau es-tu ? » demande le jeune Sam à la jolie Susy dont le visage froncé perce à travers le costume de corbeau dissimulant sa silhouette gracile. Chez Wes Anderson, la rencontre est affaire d’élection : des êtres désaccordés avec le monde se trouvent, puis règlent leurs sentiments d’un même pas afin de se choisir, comme ils choisissent une aventure. Dans Moonrise kingdom, un jeune scout orphelin croise une petite fille riche et mélancolique et leurs coeurs battent d’un seul mouvement qui les conduit à fuguer dans une Americana de poche. Le temps d’une échappée élégiaque, le film voudrait nous faire épouser la trajectoire de cette fuite qui est aussi celle d’une conquête, à mesure que s’épanouit l’innocent amour de ces deux pèlerins inventant leur Nouveau Monde virginal. Le royaume du titre s’élèverait ainsi sur le territoire enchanté de l’enfance où s’élaborent les sentiments les plus purs, protégés des compromis que se bricolent les grandes personnes. A cette aune-là, les adultes, responsables largués ou parents dépassés, traversent le film comme des spectres ahuris engoncés dans des uniformes puérils, puisque vus à hauteur d’enfants, ils ne seront jamais que d’autres gosses ayant mal tourné.

Anderson, on le sait, connaît ses lettres, inscrivant l’errance libératrice de ses deux personnages dans le droit fil de la tradition américaine du roman d’apprentissage, entre le Tom Sawyer de Mark Twain et le Franny and Zooey de Salinger. D’évidence, cette matière littéraire est aussi celle dont son cinéma a, dès ses débuts, fait son miel, nouant préciosité obsessionnelle et détachement flegmatique pour filmer amoureusement des héros singuliers et élever leurs têtes d’ahuris au statut d’icônes insolites. Dans ses tragédies étouffées de chiffons et de jouets, il est question de défendre les cœurs purs, leurs maladresses physiques et leur propension à l’échec dès lors qu’il faut nouer de plus durables relations. Cinéaste des familles contrariées et des affects empêchés, Wes Anderson a toujours voulu filmer à hauteur de freaks, faisant de ses personnages un modèle d’humanité, mais une humanité brinquebalante, avec son cortège de génies et d’idiots, de savants et de rêveurs qui voudraient cartographier le monde, animal, marin et sentimental sous le sceau d’un même merveilleux.

Sauf que son précédent film d’animation laissait déjà entendre combien ce merveilleux de bric et de broc s’étalait désormais comme un motif de tapisserie pour marionnettes. Plus rien ne s’y découvre ou ne s’y perd, l’enchantement y est ciselé avec le perfectionnisme d’un couturier travaillant ses broderies sans intérêt pour les mannequins interchangeables amenés à les porter. Un renard, un scout ou une jeune fille font une égale affaire tant qu’ils opposent une même élégance maniérée à la vulgarité du commun. Dans ce mille-feuilles culturel, chaque plan voudrait imposer une idée du bon goût qui irait se nicher dans une paire de chaussettes en laine, une robe tachetée de couleurs vives, les bois et les cordes d’une symphonie de Britten ou le chant voilé de Françoise Hardy. Le film déplie alors un catalogue de références qu’on imagine intimes mais qui ne visent rien d’autre que l’étalage grossier d’un dandysme finalement imperméable aux sentiments qu’il voudrait poliment voiler.

Aussi faut-il bien comprendre la question posée par Sam quand il croise le regard de Susy : « quel oiseau es-tu ? » c’est à dire dans quelle espèce te compter. Car c’est dans cette manière de calculer en permanence sa place que se découvre la nature secrète de ce cinéma, soucieux d’étiqueter les tiroirs où viendraient se ranger ses personnages comme autant de poupées soigneusement coiffées et habillées. Entraîné par ses obsessions de styliste, Anderson empaille toutes les anomalies qu’il met en exergue pour les présenter comme de délicieuses excentricités, et finit par regrouper ses personnages en un bouquet terriblement amidonné de figures de modes. La seule transmutation que semble aujourd’hui viser ce cinéma n’est alors plus que celle du ringard en branché ou comment un uniforme de scout peut devenir le nec le plus ultra de la coolitude.

A ce tranquille cynisme qui dresse en modèles de prêt-à-porter les singularités qu’il prétend défendre et aimer, le cinéma d’Anderson ajoute la muflerie de vouloir exalter une liberté frondeuse que ses tics et ses tocs auteuristes ne cessent d’enfermer dans la mécanique grinçante de ses effets. Le film lui donne ainsi l’occasion de déverser à nouveau sur l’écran la collection habituelle de ses joujoux : lectures de lettres en voix off, graphies enfantines, enregistrement audio d’un journal de bord, rigidité géométrique des plans et découpe des décors en maisons de poupées. Au rythme languissant de ses premiers films, où se jouait un art émouvant du contre-pied et de l’abandon, a donc fini par se substituer la volonté totalisante et démiurgique de ne rien laisser au hasard et de conduire prestement les amours enfantines sur des surfaces de papier glacé. Ce pourrait être au moins le sujet pivot de son cinéma, quand la forme s’excède en maniérisme malade et avoue son inadaptation au monde de la grande santé et des chemises ouvertes. Mais cet univers semble irrémédiablement envahi des clins d’oeil qu’il s’adresse à lui-même, déroulant in fine une forme d’auto-promotion de ses figures de style, déposant, avec une gratuité de pacotille, dans les main d’une mère de famille un mégaphone pour qu’elle appelle ses enfants à l’étage du dessus. Le public appréciera, les mégaphones aussi, et on espère que les ventes seront bonnes.

En passant d’un culte sincère du bizarre à une célébration conformiste du style, le cinéma de Wes Anderson semble donc aujourd’hui étouffer les errances sentimentales qui en faisaient tout le prix sous le quadrillage strict de son formalisme. Il faut dire que ce retournement ironique d’un élan en une affection poudrée guettait dès les débuts ce cinéma de dandy : dans sa recherche constante de la haute tenue pouvait se déployer tout autant le désir d’édifier une éthique exigeante de la singularité que la recherche d’une séduction susceptible de virer en complaisance. S’il y a bien une morale du déguisement qui est d’opposer une élégance polie au pathos gluant de l’époque comme de voiler délicatement les chagrins du moi, Anderson a trop fini par croire qu’il suffisait de s’affubler d’un masque pour se donner des airs de profondeur. Au lieu de quoi sa brocante respire aujourd’hui le moisi d’une collection de musée.