Qu’il louvoie ou se métamorphose, change d’axe ou se déporte vers des territoires inconnus, le cinéma de Claire Denis garde intact et souverain son horizon : la question du double et de l’altérité, une manière d’accueillir l’étrange jusque dans les zones les plus préservées de l’intime et du familier. L’Intrus, adaptation du livre du même nom du philosophe Jean-Luc Nancy, trouve dans le thème de la greffe une occasion d’affermir encore cette idée. Trebor (Michel Subor) vit une vie de vieil ermite au milieu des rudes sommets du Jura. Lorsque la mort s’approche d’un peu trop près, il décide de se faire greffer un cœur tout jeune. Re-départ immédiat : Trebor s’envole pour la Polynésie à la recherche d’un fils qu’il n’a jamais connu. Les deux parties du film sont comme les valves d’un même coeur : l’une reçoit le sang du film (la première, en immersion dans les montagnes jurassiennes), l’autre au contraire l’expulse, le pousse vers des limites insoupçonnées (le départ qui prend des allures de croisière en apesanteur). Comme à l’habitude chez la cinéaste, le style est tout de chic et d’étrangeté, entre obscurité du monde et lumière des corps qui s’y meuvent comme autant de spectres.

Magnifique est la manière dont Claire Denis garde, d’un bout à l’autre du film, le même rythme lent et hypnotique, la même distance, mi-fascinée mi-familière, vis-à-vis de son personnage principal. La douceur même qui se dégage des images est à double tranchant : une sorte d’envoûtement qui prend la forme d’un venin mystérieux, inoculé goutte à goutte dans le récit. L’Intrus se refuse ainsi à toute rupture, toute stridence, au profit d’une lente courbe en arc de cercle qui irait, vieux rêve, d’un bout à l’autre du monde. Il trace son chemin à la manière d’un météore plongé dans la nuit. La principale qualité d’un tel ovni, aujourd’hui ? Rallier d’un trait deux pans d’une avant-garde (si elle existe) du cinéma français contemporain : d’un côté, celui des néo-primitifs (Des Pallières, Grandrieux) dans son goût pour la sauvagerie des mondes anciens et le recours à un certain terrorisme de la mise en scène, broyant littéralement toute résistance (première partie) ; de l’autre, celui au contraire d’une modernité de velours hantée par les nouvelles images et la chute des frontières et des murs (seconde partie). A ces deux extrêmes, le film impose son rayonnement silencieux, sa douceur froide et lancinante. Languide et cruel, voici à coup sûr l’un des deux ou trois plus beaux films français de l’année.