Baladé de Deauville à la Cinémathèque quelques mois après sa sortie de prison, John McTiernan fut accueilli en France, et ceci bien légitimement, comme le héros d’une ère qui paraît loin aujourd’hui, et qui a fini par l’avaler tout cru. Cette ère, pourtant (les années 80, qui ont duré jusqu’au mitan des années 90), McTiernan n’en fut peut-être un emblème qu’au prix d’un malentendu. Il n’y a qu’à voir les personnages de ses films, professionnels virils venus d’un autre âge d’Hollywood et souvent plongés contre leur gré dans une époque vulgaire et sans morale. McTiernan, à l’évidence, est à leur image – celle de ce « strong, silent type » vers quoi se tournait le lamento célèbre du premier épisode des Soprano.

De fait, McTiernan n’avait rien d’un bavard au moment de présenter ses films. Mais il s’est prêté avec générosité au jeu de la master class, pour satisfaire la gourmandise de ses fans avec une série d’anecdotes révélatrices (le récit d’un rêve au sujet du projet Manhattan, qu’il fit à l’adolescence et qui lui inspira le finale de Predator contre le scénario original ; celui d’un ride en voiture à New-York, mûri dans l’étude du rythme des feux tricolores et éclairant sous l’angle d’un pragmatisme typiquement américain ce sens de l’espace, éblouissant d’élégance, qui est la signature désormais fameuse de sa mise en scène), et la confirmation permanente de cette vieille loi hollywoodienne, qui veut qu’il n’y a pas de grand artiste qui ne soit d’abord un grand artisan.

L’homme qui s’assoit doucement devant nous, dans un bureau de la Cinémathèque, est un gentil grizzli aux yeux tristes et à la voix de stentor. Son discours, d’une modestie tout à fait sincère (à tous les compliments il répond par le même « I don’t know… »), perce une brume épaisse où l’on devine beaucoup d’amertume et d’abattement, avant de s’emballer soudain, une fois trouvée l’occasion de relancer son goût toujours vif du storytelling.

Vous avez tourné la plupart de vos films dans les années 90. Si vous aviez pu avoir le choix, à quelle décennie de l’histoire d’Hollywood auriez-vous aimé exercer votre métier ?

Je n’en ai vraiment aucune idée. D’autant que je n’ai pas une idée précise de ce que fut cette décennie-là… Vous savez, je demande souvent à mes enfants quelle image ils ont des années 60, où j’ai grandi. Quand j’étais enfant, j’étais capable de me représenter à quoi ressemblait la musique des années 30, ou des 40… Mais il m’est impossible de commenter le style d’une décennie que j’ai vécue. Je n’ai pas le recul nécessaire pour ça.

Sans parler du style, le mode de production des films hollywoodiens, par exemple, a beaucoup changé…

Oh, énormément… Aujourd’hui, les grands studios ne produisent plus de films, ils laissent les indépendants s’en charger. Tout comme les supermarchés ne vendent plus de nourriture : ce qu’ils vendent, c’est de la place sur des rayonnages, ou des places de parking. Ce qu’ils font payer à leurs clients, c’est le coût de leurs inventaires. La nourriture elle-même, ils s’en fichent. Les studios sont organisés de la même manière, dorénavant. Que leurs films marchent ou pas, ils rentrent de toute façon dans leurs frais. Ils ne prennent plus le risque de se demander ce qui différencie un bon film d’un mauvais.

Pensez-vous qu’ils soient encore capables de faire la différence ?

Je ne sais pas. Le travail des studios aujourd’hui ne consiste plus qu’en analyses marketing et en opérations publicitaires. Tout le plan financier des films est bouclé avant même que le film ne soit fait. C’est un business très différent de ce que faisaient les executives des années 1980. Sauf qu’à l’époque, ces gens-là ne survivaient que quelques années : ils finissaient toujours par produire un film trop cher, pas assez rentable, et se faisaient virer. Ce modèle a changé dans les années 2000. Désormais les types ne se font plus virer, ils restent en place quinze ans ou plus…

Les difficultés que vous avez connues au moment de faire Rollerball étaient-elles dues essentiellement à la personnalité de Charles Roven, votre producteur, ou était-ce déjà, plus largement, un symptôme de ce basculement ?

Charles Roven a fait un très mauvais travail, et j’aurais dû déserter ce projet avant de commencer. J’ai fait une grosse erreur. Le résultat, c’est qu’il manque un tiers du film. Ce devait être Spartacus ! Dans le film tel que vous l’avez vu, les gladiateurs s’échappent et… le film est fini ! Or le film devait se conclure sur un véritable soulèvement populaire, une authentique guerre contre le pouvoir. Le studio a préféré économiser de l’argent et m’a empêché de tourner ces scènes. Well, c’est comme ça, je ne peux plus rien y faire…

Beaucoup des personnages de vos films semblent égarés dans une époque qui ne leur correspond pas, on a le sentiment que leurs valeurs viennent d’un autre temps. John McLane ressemble à un personnage du cinéma américain des années 40 ou 50, plongé malgré lui dans un époque déshumanisée et vulgaire. Dans un autre registre, Thomas Crown est guidé par une élégance qui, elle aussi, semble caduque… Vous reconnaissez-vous en ces personnages ?

J’imagine que oui. De toute manière, un cinéaste doit nécessairement trouver une brèche pour s’immiscer dans l’histoire du personnage qu’il filme. Alors je ne peux pas nier qu’il y a sûrement un peu de moi dans tous ces personnages… Ce serait absurde de prétendre le contraire. Pour autant, je n’en étais pas conscient. Et je ne suis pas sûr d’avoir envie de m’en rendre compte ! Mais si vous me posez la question : est-ce qu’il y a un peu de moi dans le rôle d’Alec Baldwin dans Octobre rouge ? Bien sûr ! Absolument.

Quels sont les cinéastes qui vous ont influencé ?

Ils sont nombreux… J’ai adoré la plupart des films de Kubrick. Et au lycée, j’avais une passion pour If, de Lindsay Anderson.

Encore une histoire de rébellion contre l’autorité…

Oui. J’aimais également beaucoup Fellini. D’une manière générale, j’ai toujours été sensible aux mises en scène dynamiques, aux cinéastes qui ont essayé d’inventer de nouvelles manières d’utiliser leur caméra, de raconter une histoire avec intensité, d’inventer un langage visuel neuf. Vous savez, le cinéma lui-même reste un art neuf. Cela a commencé il y a à peine un siècle, ce n’est rien… Il reste tant à découvrir. Il a fallu tout le XVIIIème siècle pour découvrir tout le potentiel de la musique. Ensuite, après Beethoven disons, je ne suis pas sûr qu’on ait inventé grand chose d’aussi révolutionnaire. Il a fallu attendre les Beatles. Pour ce qui est du cinéma, je pense qu’il reste beaucoup à inventer.

Quels ont été les films réellement inventifs de ces dernières années, selon vous ?

Avatar, bien sûr. C’est un film incroyable, qui créé un monde de toutes pièces, du pur storytelling visuel. Selon moi c’est vraiment un film déterminant.

Trouver de nouvelles solutions techniques pour raconter des histoires, c’est une ambition qui a toujours guidé votre travail…

Je ne sais pas si j’ai inventé grand chose, mais je me suis efforcé d’utiliser le mieux possible ce que les autres ont inventé avant moi. Il y a par exemple eu beaucoup d’inventions dans les films d’art, qui n’ont pas réellement été mises à profit. Peu de gens connaissent le travail de Jan Kadar, qui était un cinéaste slovaque extrêmement talentueux. Idem pour Le quatrième homme de Paul Verhoeven : qui a vraiment vu ce film ? De même pour les plus beaux films de Bertolucci, comme La luna… Plus proche de moi, Oliver Stone a expérimenté des choses passionnantes avec le montage de Tueurs nés

Vous n’en avez pas moins inventé des choses à votre tour. Pour prendre un seul exemple, la mise en scène de Die hard with a vengeance était très novatrice à l’époque. Il n’y a qu’à voir combien elle a été pillée par la suite…

Hum. Si vous le dîtes… Il ne me semble pas que c’était si… Je ne sais pas si c’était vraiment neuf. Il était important pour moi que le public puisse s’y retrouver. C’était peut-être légèrement nouveau, mais les gens étaient prêts, à ce moment-là, à accueillir ces nouveautés. Pour Rollerball, j’avais tenté des choses vraiment neuves, mais ça a rendu le studio complètement fou.

Quelle était l’idée la plus folle ?

Le film devait être raconté en chansons, par cette chanteuse, Pink… On revenait à elle à chaque fois, et la narration avançait par le biais des chansons. Et une partie de ces chansons était en fait des morceaux originellement écrits par Kurt Weill…

En effet, cela a dû sembler plutôt inquiétant pour le studio…

Ils ont été très lâches.

On reconnaît là cette façon que vous avez toujours eu d’introduire de minuscules commentaires critiques dans vos films, presque en contrebande.

Si j’avais pu être plus subversif, je l’aurais été.

Il y a une sorte de portrait de l’époque, en tout cas de l’Amérique, qui passe par touches infinitésimales dans vos films. Par exemple au début de Thomas Crown, quand des enfants visitent le Metropolitan et que l’animatrice du musée, dépitée par leur peu d’intérêt pour une toile de maître, se résout à éveiller leur attention en leur donnant le prix pharaonique du tableau. Là, les enfants ouvrent grand les yeux, c’est leur seul repère…

(silence entendu). Thomas Crown est, de tous mes films, celui que je préfère. Je me suis tellement amusé à faire ce film…

Pardon d’insister, mais : auriez-vous aimé être un cinéaste de studio à l’âge classique d’Hollywood ? Auriez-vous aimé tourner des westerns, par exemple ?

En tout cas, il y en a un que j’aimerais tourner maintenant. Un film sur la dernière des guerres indiennes, qui fut aussi la plus longue. Un véritable american epic.

Quelle en serait l’histoire ?

Le film se déroulerait l’année qui a suivi la mort du Général Custer. Custer a été tué à Little Big Horn en 1876, donc en 1877. Toute cette histoire autour de Custer est fascinante. Elle tient en fait à la volonté des Anglais d’empêcher la construction du Northern Pacific Railroad, qui devait traverser le Montana pour rallier Seattle. Deux voies ferrées avaient déjà été construites à l’Ouest, l’une jusqu’à Los Angeles, l’autre jusqu’à San Francisco. Or, les Anglais ne voulaient pas de cette nouvelle ligne, parce que cela impliquait le risque que la Colombie britannique finisse par tomber aux mains des Etats-Unis. Pour cette raison, Sitting Bull a reçu beaucoup de conseils et d’aide de la part des Anglais pendant les années 1870. Sitting Bull était un vrai chef d’Etat, très sophistiqué, bien plus qu’un simple chef indien. Ce que peu de gens savent, c’est que Custer avait été engagé par la compagnie de chemins de fer, et que tous les étés pendant cette décennie, Sitting Bull et lui avaient livré combat. Mais seulement de petits batailles, qui s’arrêtaient toujours avant de faire trop de morts. La vérité, c’est que, d’une part, le Général Sherman et le Président Grant se refusaient à ce que l’armée pénètre ce territoire. Parce qu’ils avaient signé un traité avec les Sioux et les Cheyennes du Nord, de façon à ce que le chemin de fer puisse le traverser – ils avaient donc fait la promesse de ne pas intervenir sur cette petite portion de terre. Le problème, c’est que les colons ont commencé à débarquer dans les Blackhills pour trouver de l’or, et que l’armée a donc été obligée d’intervenir. Et d’après vous, qui a rendu publique la présence d’or sur ces terres ? Custer ! Il a fait publier des histoires à ce sujet, à l’Est et jusqu’en Europe, en sorte de provoquer cette ruée et de forcer l’armée à intervenir.

Est-ce ce que vous voulez raconter dans ce film ?

Non, plutôt ce qui s’est passé l’année suivante, après la mort de Custer. Custer est mort parce que l’armée a fini par perdre le contrôle sur la situation. Les Anglais savaient que la dernière chose que voulaient les Américains, c’était un massacre. C’est pourquoi il n’y a jamais eu beaucoup de morts : les Anglais avaient demandé à Sitting Bull d’y aller mollo – c’est-à-dire suffisamment pour effrayer les investisseurs, mais pas assez pour une croisade nationale. L’idée, c’était de tuer quelques Blancs, puis de se retirer. Un peu à la manière dont Mohamed Ali se battait, ce qu’il appelait le « rope-a-dope », qui consistait à laisser l’autre type frapper sans riposter. C’est ce qu’a fait Sitting Bull pendant cinq ans. Simplement pour effrayer les banquiers, mais sans attirer l’armée… Il y a tellement de choses extraordinaires à raconter sur tout ça. Et il y a eu la plus grande des guerres indiennes, l’année après ça. C’est là-dessus que je veux faire un film. Pendant cette guerre, la majeure partie de la cavalerie était du côté des Indiens, et essayait de les aider. Parce qu’en fait, les Indiens n’essayaient pas de les attaquer. Ils essayaient seulement de fuir les Etats-Unis. Ils essayaient d’aller au Canada – Sitting Bull s’y était réfugié. Les Indiens essayaient simplement d’y aller, pas de mener une guerre contre les Etats-Unis. Mais d’autres gens voulaient du sang. C’est l’année où il y a eu la seule grève générale aux Etats-Unis. Toutes les industries américaines, de juillet à fin septembre, étaient en grève. Et la plupart des villes majeures de l’Est était sous la loi martiale. Chicago a été sous le contrôle des grévistes pendant 2 mois. Et le gouvernement fédéral a finalement envahi trente villes, au Nord, en septembre.

C’est quelque chose que vous comptez écrire vous-même ?

Je l’ai déjà écrit. Maintenant, je vais essayer de voir s’il est possible de le monter.

Avant cela, vous avez un autre projet..

Oui, sur des pilotes d’avion mercenaires. Le script raconte l’histoire d’un groupe de pilotes de bombardier d’eau, dont le métier consiste à éteindre des feux de forêt en été. Les avions qu’ils pilotent sont des avions militaires. Je me suis amusé à imaginer que, l’hiver, ils proposent leurs services comme mercenaires. Là, ils acceptent un boulot très dangereux, et la mission dégénère.

Cela évoque un peu Seuls les anges ont des ailes, le film de Hawks…

Je connais ce film. Mais le mien sera très différent. John Travolta est au casting, et nous essayons d’avoir Jack Black. Le film sera distribué par un grand studio, mais c’est une production française. Je viens juste de déjeuner avec le producteur. Depuis la Seconde guerre, il y a eu plusieurs tentatives de faire le film de combat aérien ultime, mais aucune n’y a réussi, pas même Top Gun. Le problème est qu’il est très dur, à la hauteur où sont censés voler ces avions, de donner au spectateur le sentiment de la vitesse, parce qu’il n’y a plus aucun repère, rien que le ciel bleu. Mais le numérique aujourd’hui permet de faire beaucoup de choses… C’est un projet très excitant, le tournage commence en novembre.

 

Rétrospective John McTiernan à la Cinémathèque Française, jusqu’au 28 septembre.