Adapté d’un roman de Simenon, Feux rouges prouve, s’il était besoin, que Cédric Kahn (Roberto Succo, L’Ennui) est l’un des cinéastes français les plus intriguants du moment. A l’heure où Harry, un ami qui vous veut du bien passe pour le must de la série B française d’auteur (bien creuse et prévisible était cette pochade bardée de toute la quincaillerie hitchcockienne), Feux rouges apporte un vent d’anxiété sourde et angoissante qui opère la fusion idéale du cinéma américain (dans le roman l’action se déroule aux Etats-Unis) et du cinéma moderne européen.

L’entrée en matière laissait pourtant présager le pire : Cédric Kahn serait-il rentré dans le rang comme sa comparse Noémie Lvovski (Les Sentiments), ravalant ses ambitions de cinéaste au rang d’une pauvre description de la bourgeoisie ? Tout en effet y semble surjoué, lisible à l’extrême, ce couple quarantenaire en route pour les vacances d’été ne faisant pas mystère de sa lassitude. Le caractère suicidaire d’Antoine (Jean-Pierre Darroussin), buvant comme un trou avant de prendre la route, l’attitude autoritaire de sa femme Hélène (Carole Bouquet), tout cela ne peut fatalement qu’aboutir à cette dispute nocturne sur une aire d’autoroute. Dès lors le film prend un virage auquel nous n’avions pas été préparés, s’enfonçant progressivement, une fois que sa femme a disparue, dans le cauchemard d’Antoine. Un long cauchemar routier pris dans les rets d’un semi coma éthylique, accompagné par un inquiétant et mutique passager, suivi d’un réveil tout aussi vaseux dans lequel Hélène s’est réellement évanouie dans la nature.

Le film joue avec brio de cette espèce de non-lieu absolu que constitue la route, de jour comme de nuit, de ces endroits déserts en rase campagne (le réveil désorienté d’Antoine qui est comme un lointain écho de la fameuse scène de La Mort aux trousses) ou de ces bars autoroutiers désenclavés, du terrible silence métaphysique de ces endroits blafards. La neutralité clinique de Cédric Kahn n’empêche jamais un hors-champ monstrueux de naître à l’esprit. Son réalisme sobre et cru contient paradoxalement sa propre antithèse, une façon de signifier que dans ce réel là, quelque chose ne tourne pas rond ou manque à l’appel. Une couche de réel, qu’on ne voyait pas, s’est dessoudée de l’image en même temps que le départ d’Hélène. Cette imperceptible suggestion n’est rien d’autre qu’une acuité de regard à la dérive de cet homme auquel Jean-Pierre Darroussin prête son corps fatigué et son faux airs de chien battu. Mais on doit aussi ce sentiment à la menée du récit qui prend bien soin d’anéantir toute possibilité d’anticipation, si bien que nous spectateurs sommes aussi perdus que ce héros moyen. Sous ses dehors froids et distants, Kahn n’aura filmé rien d’autre que la vision subjective de son personnage.

Cette ambiguïté fondamentale (l’improbable mélange de la subjectivité et de la distance) rend ces Feux rouges extrêmement troublants, comme l’était déjà Roberto Succo qui fonctionnait sur un principe similaire. Ainsi, comme le personnage, est-il difficile pour nous de démêler le vrai (la distance) du faux (le subjectif), à moins que ce ne soit l’inverse (le faux la distance et le vrai le subjectif). Un cinéaste qui arrive à ce point à nous faire douter ne peut pas être mauvais…