On peut traiter Lars Von Trier d’à peu près tous les noms, mais il est difficile de lui reprocher de se répéter de films en films. On pourrait même lui rendre hommage, un cinéaste drapé dans la pose de l’artiste libre et tourmenté, auteur de concepts-films, expérimentateur inattendu, et qui parvient quand même à réunir stars hype (Björk dans Dancer in the dark, film bête et dégueulasse), glamour (Nicole Kidman dans Dogville) ou légendaire (Lauren Bacall ici) sur l’écran et spectateurs dans la salle, c’est une denrée rare. Le tapage que le moindre spasme de sa DV ne manque pas de provoquer, assorti aux « tours de force » accouchés de son cerveau en ébullition, masque toutefois une certaine misère (intellectuel et esthétique, au moins). Il n’est qu’à voir ce Dogville et son concept rutilant : un hangar pour tout plateau, un fond noir (nuit) ou blanc (jour) pour tout paysage, des dessins à la craie pour tous décors (« maison d’untel », « rue machin », « groseillier », « chien », etc.). Au milieu, des acteurs prestigieux (autour de Kidman : Lauren Bacall, Ben Gazzara, Chloé Sévigny, James Caan, John Hurt en voix off et autres Jean-Marc Barr -cherchez l’intrus), et une caméra DV, petit roquet excité à la recherche permanente, dans le moindre de ses cadrages, d’une intensité vibrante, d’un sérieux solennel. Bref, de cette pompe dont Lars Von Trier a le secret, voire le monopole. Lars Von Trier ne semble jamais refaire deux fois le même film, dit-on, et pourtant, sous la poudre aux yeux (le dispositif ici mobilisé), c’est encore Les Idiots (qui n’est pas son plus mauvais film, d’ailleurs).

Avec Dogville, le Danois réaffirme son goût pour les récits de martyrs, l’éloge d’une idéologie de la résignation jurant avec son appétence pour l’esbroufe esthétique, la complaisance douteuse pour les corps souillés, éteins, malléables par d’innommables désirs. Durant la grande dépression, Grace (Kidman), une belle et mystérieuse fugitive poursuivie par des gangsters, fait irruption dans Dogville, une bourgade perdue dans les Rocheuses. D’abord méfiante, la population finit par l’accueillir avant de se retourner contre elle et de la réduire en esclavage (attachée par une laisse de chien, elle se fait humilier et violer par tout le village, sauf par Tom, qui dit l’aimer). Jusqu’à l’ultime retournement, lorsque Grace ordonne le massacre des habitants et la destruction de Dogville. Il faut dire, tout de même, que l’on ne s’ennuie pas vraiment durant ces trois heures (la voix off est plutôt réussie) et que Lars Von Trier, parfois, sait tirer de ses (non-)décors une certaine beauté abstraite (la neige, les flocons de peupliers volant doucement autour des personnages), même si rien n’est bousculé par un quelconque déséquilibre -pas de mur, pas de fissure. C’est tout. Pour le reste, le film n’apporte rien malgré la mégalomanie de son auteur, qui présente son oeuvre comme une fusion de la littérature, du théâtre et du cinéma, rien que ça. On ne se fatiguera pas à dire que sur ce point -l’abstraction des décors, le jeu avec la scène de théâtre, etc.-, on a déjà vu un millier de films mille fois moins tapageurs et mille fois plus puissants.

Par son envie d’en savoir plus sur la manière dont se forme et se perpétue une communauté, ce qui est louable, Lars Von Trier s’identifie un peu au personnage de Tom, le jeune, sentencieux et finalement abject aspirant philosophe, qui ne recueille Grace que pour en faire un sujet d’étude (et découvrir que la communauté est plus soudée lorsqu’elle dispose d’un souffre-douleur commun que lorsqu’elle reçoit et choie un invité). Et comme lui, il ne révèle ses desseins mesquins et pragmatiques qu’au fur et à mesure du film. Lorsque Grace est violée dans une maison et que personne ne le voit (forcément, des murs les cachent), le pot aux roses est découvert : pas de décors matériels, cela ne sert qu’à voir à travers les murs -médiocre fantasme de petit cinéaste. De Lars Von Trier, on pourrait dire qu’il est une sorte de Hitchcock qui aurait mal tourné (dans la vie / des films). Ou plus simplement un oeil infecté, incapable d’un véritable regard, empêché par le moindre obstacle, reclus dans un autisme oculaire doublé d’un désir d’omniscience -un oeil mort.