Dixième film de Catherine Breillat, Anatomie de l’enfer renoue avec la veine la plus sèche, la plus théorique aussi de son cinéma, plus proche des figures abstraites de Romance que des portraits satiriques d’A ma soeur ou de 36 fillette. On y sent le désir d’épurer les motifs (une femme, un homme, une chambre), de les révéler dans leur maximum de transparence si bien qu’ils sont moins chauds, moins tordus, plus cérébraux que les autres. C’est peu dire qu’il s’agit avant tout d’un discours, au sens philosophique du terme, sur les relations qui unissent depuis l’aube de l’Humanité les hommes et les femmes, sur la peur qu’inspire les femmes aux hommes, la volonté de ces derniers de les enfermer, maîtriser, voiler pour conjurer cette peur. La pesanteur discursive de certains passages, leur relative lourdeur démonstrative vient souvent buter contre l’intense émotion née de ce petit théâtre intime, de ces effusions sincères mais d’apparence froides et calculées car passées au crible débandant de la raison, si bien que le film grandit à mesure qu’il avance, prend une tournure plus secrète que la simple littéralité des mots.

Une femme (Amira Casar) passe un accord avec un homosexuel (Rocco Sifredi) rencontré dans une boite de nuit gay pour qu’il l’observe quatre nuits durant. Le film narre le lent cheminement de cette relation qui, du dégoût affiché de l’homme pour ce corps féminin aboutit en dernière instance à la victoire de la femme dont lui ne sortira pas indemne. Encore que, comme à l’habitude chez la cinéaste, il faut entendre cette rhétorique non comme un rejet stérile mais comme un ardent désir pour le masculin. Ce que les mots disent dans leur essence de méchanceté, avec cet indécrottable esprit revanchard (la violence faite aux femmes n’est plus possible, il s’agit maintenant de rendre la pareille), l’image le contredit ou du moins l’humanise, le complexifie. Considérer le discours seul, chez elle, n’aurait aucun sens. Témoin la façon dont Breillat filme Rocco Sifredi à égalité avec Amira Casar, fait preuve d’un amour non dissimulé pour le corps de l’un comme de l’autre. Regard d’abandon et de tristesse contre regard d’incompréhension et d’effroi, peau laiteuse et nacrée contre corps cuivré, toison duveteuse contre verge turgescente et veinée, chacun, dans ses attributs les plus « purs » a droit au cérémonial glacé de la cinéaste sans la moindre perversité de regard. Peut-être même est-ce l’un de ses rares films à ne pas éprouver, à un moment ou un autre, le désir de démolir un corps.

C’est que l’homme et la femme ici sont des icônes (d’où cet aspect de  » mise en tableau « , parfois jusqu’à une certaine raideur) qu’il s’agit de ne pas brutaliser, sinon intérieurement, mentalement. Anatomie de l’enfer n’est pas pour autant un film frigide comme pouvait l’être Romance. Loin de l’anesthésie plastique, du blanc clinique et mortuaire de Romance, les corps d’Amira Casar et de Rocco Sifredi sont des corps animés de passion. Et qui plus est de passions contraires. Breillat choisi de faire d’un homosexuel un personnage anéanti par la découverte de la psyché et du corps féminins comme elle choisissait un jeune adolescent dans Brève traversée, son précédent film : afin de prendre l’homme sexuellement le plus éloigné des femmes, le plus novice, parce qu’elle sait qu’il sera le plus vulnérable. Cet aveu déguisé, qui fait des femmes breillatienne des victimes tout autant que des vamp, est ce qui donne son prix à une oeuvre dont la rhétorique vengeresse n’est que la partie immergée de l’iceberg, n’en déplaise à ses contempteurs.