Un corps déchiqueté, aux membres mutilés, les entrailles apparentes dans un maelström de sang et de chair : la quatrième saison fait honneur à la tradition d’Engrenages en ouvrant sur une mort horriblement violente, flirtant avec ce voyeurisme gore qui est généralement l’apanage des films de genre. Le but ici n’est toutefois pas de satisfaire des perversions enfouies mais de retranscrire avec honnêteté : le souffle d’une explosion de C4 produit non pas quelques égratignures comme dans 24 heures chrono mais … de la bouillie d’être humain. Abandonné en pleine forêt par deux silhouettes furtives au beau milieu de la nuit, le cadavre est le point de départ d’une intrigue bien plus vaste, dont les rouages se mettent en place par petites touches, à mesure que les arches narratives des protagonistes s’esquissent. Le groupe du capitaine de police Laure Berthaud est chargé d’élucider l’affaire du cadavre déchiqueté, tandis que la vénéneuse avocate Joséphine Karlsson prend la défense de sans-papiers sur le point d’être expulsés pour faire survivre son cabinet vacillant.

 

Au cours d’une première partie de saison qui prend son temps, les deux affaires se développent jusqu’à se confondre : défense des droits de l’homme, activisme d’extrême-gauche, trafic d’armes dans les banlieues et lutte armée contre l’Etat/terrorisme (selon le point de vue) s’entrechoquent alors dans un scénario où le politique et le policier s’allient et s’affrontent tour à tour. Dans des intrigues secondaires, Pierre Clément devient l’avocat d’un patron de la pègre tandis que le juge d’instruction Roban fera tout pour sortir du placard. La lumière froide qui domine Engrenagesreflète leprisme glauque à travers lequel la série voit le monde d’aujourd’hui : sordide, empli de désespoir et de violence soudaine. Jamais Paris n’aura été aussi laide à l’écran. Les dialogues sont directs, vrais : pas de traits d’humour superflus destinés à détendre l’atmosphère, on est au contraire mis sous tension en permanence par le réalisme des situations. Si les personnages ont été créés avec des personnalités très fortes et linéaires dans les premières saisons, ils évoluent désormais vers des zones plus troubles et complexes. Les rapports au pouvoir, à la justice, la morale et à l’éthique sont abordés à travers leurs arches. Le fascinant juge Roban cristallise la plupart de ces problématiques, tandis qu’on découvre les origines de la haine du pouvoir policier qui caractérise l’avocate Karlsson. Engrenages est décrit un peu partout comme le pendant français de The Wire, l’intrigue policière étant prise comme prétexte pour montrer de façon réaliste, quasi journalistique, des pans de notre société et leurs travers. C’est partiellement le cas, et Engrenages est sans doute la meilleure série produite en France actuellement. Le statut de commissaire de police d’Eric de Barahir, le coscénariste, renvoie d’ailleurs au passé de journaliste de la section policière duBaltimore Sun de David Simon. Mais l’une des différences fondamentales entre les deux séries réside dans le traitement accordé aux adversaires du couple police/justice, véritables antagonistes aux arches développées dans The Wire (jusqu’à devenir les véritables héros de la série ou, en tout cas, les personnages les plus marquants, comme Stringer Bell ou Omar Little, dont on explore les parcours, les ressorts psychologiques, les systèmes de croyance, les considération morales et les motivations en détail), alors qu’ils ne sont abordés que trop superficiellement dans Engrenages où le couple police/justice est clairement le barycentre de l’univers.D’où vient la haine profonde du « système » et de la police qui anime Thomas Riffaut, l’activiste d’extrême-gauche qui est l’antagoniste principal de cette saison ? Qu’est ce qui a poussé sa compagne, la fragile Sophie Mazerat, à abandonner ses études brillantes et couper tout lien avec sa famille pour se lancer dans la lutte armée ? La série ne nous le dit pas. Les trafiquants d’armes fournissant les armes des caïds de banlieue sont une famille de kurdes membres du PKK, finançant ainsi leur combat contre le régime turc. Si le manque de repères identitaires du petit frère du clan est admirablement mis en avant, on reste sur notre faim concernant la dimension politique du problème. Jusqu’à quel point la fin justifie les moyens ? Quels sont les dommages collatéraux acceptables ? Ce sera finalement à nous d’y répondre.